En somme

ALAIN LESTIÉ : STANCES DÉTACHÉES

EXPOSITION ALAIN LESTIÉ

GALERIE DEPARDIEU NICE

13 janvier / 12 février 2022

Stances détachées

L’exposition que la galerie Depardieu consacre à l’artiste Alain Lestié présente 26 œuvres, toutes réalisées dans l’économie de moyens qui fait la marque de l’artiste depuis qu’il a abandonné la toile et la couleur au début des années 90 et qu’il ne travaille plus qu’au crayon sur papier -toujours le même type de crayon, toujours le même type de papier, dans un nombre limité de formats. 

Le travail d’Alain Lestié permet toutes sortes d’approches: sa façon de gérer le format, le recours constant à la figuration, l’abandon de la couleur au profit du seul noir et blanc, le choix d’une drastique économie de moyens et l’étonnante virtuosité technique. Je me bornerai à n’évoquer qu’une ou deux questions: le traitement des images (le statut de la figuration), le traitement des mots.

On comprend que, dans les années soixante, Alain Lestié ait été perçu comme l’un des peintres de la « peinture critique »: ses oeuvres témoignent d’un regard critique ou, au moins, perturbant, sur les objets qu’il représente et induisent chez le spectateur non pas la pure satisfaction de la reconnaissance, mais ce trouble qui nait en identifiant un objet sans en reconnaître ou en comprendre la raison de la présence et de la disposition dans l’œuvre… 

Ce qui provoque le trouble: Le heurt des images entre elles, les dispositifs dans lesquels elles apparaissent, la proximité entre références à la réalité physique et présence de figures géométriques, signes, symboles, lettres, mots. Troublantes aussi ces images qui se réfèrent à la même réalité, reprises et traitées de façons différentes ou dans des états différents: faux reflets de miroirs ou plans d’eau, ombres, silhouettes: le trouble que produit l’image en ses avatars.

La raison chancèle… La raison qui cherche à voir et à mettre de l’ordre. Qu’il s’agisse de l’ordre dans la disposition des objets, de celui de la logique, ou de celui de la narration, aucune réponse. Ou trop de réponses. La raison chancèle, le questionnement s’agite et l’imagination s’emballe. Le « sujet » se dérobe. Le sujet: entendons bien, à propos de Lestié, le pluriel de ce mot. Le sujet: ce dont il est question, la peinture; celui qui énonce la question, le peintre; celui qui se pose la question, le regardeur… Voici une peinture qui n’est donc pas sans sujet. Voici une peinture qui met le sujet en question.

En bref: tout ce qui peut faire sens ou reconnaissance est convoqué dans l’œuvre de Lestié: support, format, limites, cadre, marquage, outils, images. 

Ajoutons-y les éléments de l’écriture et de la langue: graffitis, lettres, fragments de mots, listes, phrases et considérons que Lestié se pose systématiquement, dans son travail d’artiste, la question de la relation entre arts visuels -peinture ou dessin- et langage. 

Chez Alain Lestié les images sont, une à une, toutes nommables, et il est aisé d’en établir le lexique. Parallèlement, les objets de langue, graphèmes, mots, phrases interviennent à côté des images, à la fois porteurs d’images, et images parmi les images, ils contribuent, comme tels, à l’élaboration de l’œuvre. 

du testamentaire
© Galerie Depardieu

 

Les mots qui figurent dans les dessins peuvent être des sortes de listes comme manuscrites (affection, visible, alphabet, correspondance, illusion… ) ou des citations comme gravées dans le marbre (QUAE PARS ANIMI MENS VOCATUR). Les mots dans l’œuvre font écho aux mots hors de l’œuvre: les titres. Ainsi le dessin évoqué plus haut dans lequel apparaissent les mots manuscrits s’intitule « En somme » expression banale qui donne pourtant aux mots manuscrits des connotations particulières: une évocation de la démarche de l’artiste. Quant à la citation latine, que l’on peut traduire par Cette partie de l’âme que l’on nomme esprit,  elle est ambiguë, comme toute traduction de formule lapidaire, joue sur l’incertitude du sens des mots âme et esprit et son ambiguïté s’accroit quand on se réfère au titre: « du testamentaire » et qu’on la considère dans sa relation avec les figures représentées: support sur lequel elle s’inscrit, sol sur lequel repose le support, graffitis et objets. 

Le titre de l’exposition, Stances détachées, joue aussi son rôle de déclencheur d’incertitudes: double sens -littéraire et artistique- du mot Stances, opposition entre ses connotations, élégiaques ou lyriques, et la distance affirmée dans le titre comme dans toute la démarche de l’artiste.

L’oeuvre de Lestié ne se réalise pas dans l’illusion de la transparence des mots et des images, ou de l’équivalence entre eux, mais dans les ambiguïtés, les faux sens, les polysémies… Elle ne se réalise pas non plus en dehors de langue, dans une zone d’absence de la langue, mais dans la langue même, à l’intérieur des trouées ou des incertitudes de la langue. L’œuvre de Lestié est une machine à transformer nos idées et nos images, une machine à penser et à imaginer: un complexe dispositif dans lequel il pense et imagine, et qu’il propose au spectateur. Ce faisant, il ne lui dit pas: « Voici ce que je pense et ce que j’imagine », mais « Regarde… À toi maintenant de penser et d’imaginer ».   

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