Imre Pán. Une histoire artistique et éditoriale européenne dans le Paris des années 1960.

« Nous montrerons l’avant-garde inconnue »
Imre Pán

« En regardant ma vie depuis le quai de la gare de l’Est, je me rends compte qu’elle a été une constante préparation, une anticipation. J’ai attendu le jour à venir, qui le lendemain, dans le pays d’où je viens, est toujours demain, jusqu’à ce que soudain hier ne soit plus une option […]. Je suis arrivé à Paris, dans le présent. Nous sommes le lundi matin, le 5 mai 1957 : le premier jour d’aujourd’hui (1) », note Imre Pán au début de son « Journal de Paris ».
5 mai 1957… Un train en provenance de Budapest, où Imre Pán est né en 1904,
pénètre sous les grandes verrières Art déco de la gare de l’Est. C’est un départ définitif et c’est un recommencement, attendu, désiré, voulu. La répression de l’insurrection estudiantine et ouvrière d’octobre 1956 contre le régime stalinien hongrois, violemment écrasée par l’intervention des chars soviétiques, laisse, une nouvelle fois, Imre Pán face à la coercition d’État (2) et à l’interdiction d’exercer son « métier » : écrire. La liberté n’est pas une option, effectivement, c’est une nécessité – vitale – pour ce poète et intellectuel qui, depuis le début des années 1920, est l’une des figures majeures des modernités hongroises et des cercles actifs de l’intelligentsia libérale et avant-gardiste de Budapest, proche de Dada et de la mouvance surréaliste européenne de Vienne, Berlin ou Paris

Créateur de revues et de journaux littéraires et artistiques, liés aux avant-gardes dadaïste et surréaliste, dans les années 1920-1930 (IS, en 1924, à laquelle participe notamment Jean Arp ; Index , en 1931), collaborateur de la célèbre revue Dada du groupe MA impulsé dès 1916 par l’écrivain et peintre expressionniste hongrois, Lajos Kassák (1887-1967), puis aux revues Munka (1926) et Dokumentum (1927), toujours animées par Kassák, Pán multiplie ses activités devenant critique cinématographique tout autant que critique
d’art et littéraire, commissaire d’expositions, directeur d’une librairie-galerie à partir de 1935, qui devient l’un des principaux foyers artistiques et intellectuels de la capitale hongroise, jusqu’au début de la guerre, puis entre 1945 et 1948. C’est dans l’espace rouvert de cette galerie foisonnante de projets et de débats d’idées que Imre Pán invite à exposer en juillet 1947 Jacques Doucet, jeune peintre français surréaliste encore méconnu, puis en septembre de la même année, le tout aussi jeune peintre néerlandais Corneille pour une présentation de ses œuvres sur papier. Les deux artistes seront parmi les cofondateurs, en 1948, de l’éphémère mais effervescent groupe CoBrA à Paris. Ces choix d’Imre Pán soulignent son désir de nouvelles formes expressives utilisant des matériaux inusités et de découvertes artistiques qui ne rompent pourtant pas radicalement avec la génération précédente, et initient ses liens avec la France. Parallèlement, à la même période (1945-1948), Pán fonde avec un certain nombre d’intellectuels, d’écrivains, d’artistes, dont le philosophe et théoricien de l’art Árpád Mezei – qui est son frère aîné –, l’École européenne.

Lieu d’échanges et de rencontres, l’École européenne accueille la diversité des avant-gardes de la première moitié du xxe siècle, de l’abstraction au surréalisme, de l’expressionnisme au constructivisme, organise des expositions importantes (dont celle consacrée à Paul Klee en mai 1947), publie des ouvrages théoriques sur l’art, dialogue avec toutes les formes et pratiques culturelles, est ouverte aux nouvelles influences esthétiques émergeant dans l’Europe occidentale d’après-guerre. L’École européenne sera dissoute en 1948 et la galerie fermée au moment de la mise en place d’une politique culturelle stalinienne menée par le théoricien de la littérature et philosophe marxiste Georg Lukàcs, qui acccuse Pán d’être le défenseur d’un « formalisme occidental (3) ».

 

 

Immigré à Paris, Imre Pán vit difficilement mais, sans relâche, sillonne, fréquente les ateliers, les artistes, la moindre galerie, (re)tisse un réseau artistique, poétique et critique. Les témoignages convergent, notamment celui donné en 1996 par sa future épouse Mireille, passionnée d’art, rencontrée dès septembre 1957, en compagnie de la peintre d’origine russe Karskaya, émigrée à Paris depuis 1924 : « À peine installé dans un modeste hôtel de la rue de Crimée, Pán partit à la recherche de ses pairs, amis de longue date comme Jacques Doucet, Corneille, Marcel Jean, ou connus de lui par leurs œuvres (surréalistes en particulier). Universaliste, jamais il ne limita ses relations à la colonie hongroise de Paris. Sa passion pour la poésie et surtout pour la peinture qui était “en train de se faire ” le poussait à parcourir à pied les rues de la capitale et de sa banlieue, à monter les escaliers,visiter les ateliers, des mansardes, partageant souvent le peu qu’il avait (il vivait lui-même de moins que rien) avec les artistes les plus démunis […]. La nuit, dans sa chambre, il écrivait : outre son journal de Paris, des lettres, des poèmes, des nouvelles, des études et des préfaces pour des expositions qu’il organisait à la galerie La Main Gauche, tenue par Otto Hahn (4).» 

    Dès février 1958, effectivement, Pán présente sa première exposition parisienne – Miroirs de papier – à la galerie La Main Gauche dirigée par le critique d’art d’origine hongroise Otto Hahn, réfugié à Paris depuis 1937. Hahn est un défenseur du Nouveau Réalisme, de l’Art conceptuel, du Pop Art, de la Figuration libre. Si les quatre expositions qu’Imre Pán organise dans cette galerie lui permettent de s’inscrire très vite au cœur de l’une des scènes artistiques parisiennes, ses choix, paradoxalement, révèlent une singularité ne cédant guère aux tendances et aux mouvements naissants. Ainsi Miroirs de papier honore le dessin et ses surfaces d’inscription, réunissant des artistes de générations différentes et d’engagements esthétiques couvrant l’arc de l’art moderne depuis les années 1910 jusqu’aux années 1950, tout en préservant une continuité formelle : d’un côté, Jean Arp, Hans Bellmer, Georges
Braque, Fernand Léger, Max Ernst, Natalia Gontcharova, Mikhail F. Larionov, André Masson, Francis Picabia, Yves Tanguy ; de l’autre, Corneille, Jacques Doucet, Karskaya, Árpád Szenes, Maria Helena Vieira da Silva ; et des artistes hongrois comme Étienne Hajdu et Anna Margit.
La pluralité s’affirme. Le collectif s’affirme. La prégnance des abstractions et du surréalisme se réaffirme. Regarder une œuvre, c’est la regarder dans l’infinie possibilité de connexions et de déliaisons, de discordances et de correspondances. Montrer, c’est aussi pour Imre Pán, selon une expression marquant cette période historique, « poser la question de la coexistence » des positions, des pratiques, des « styles », des gestes artistiques. En juin 1958, lorsqu’il ouvre l’exposition thématique autour des Partenaires artistiques, il innove – et il le sait (5) – en montrant des couples d’artistes et les influences réciproques qui peuvent – ou non – se dévoiler dans leurs œuvres respectives. Les noms reviennent avec fidélité et font place large aux artistes femmes : Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp, Sonia et Robert Delaunay, Christine Boumeester et Henri Goetz, Hans Bellmer et Unica Zurn, Loïs Frederik et Gérard Schneider, Picasso et Françoise Gilot, Hajdu et Luce Ferry, Árpád Szenes et Maria Helena Vieira da Silva. Imre Pán regarde tout, dans une forme d’indistinction humaniste.

Pán poursuit son travail de commissaire d’expositions tout du long de la décennie, sous la forme de collaborations épisodiques : avec la galerie Denise René en 1960 (pour la première rétrospective française dédiée à Lajos Kassák), avec la galerie Le Point cardinal (1961-1963) où il présentera des collages et des œuvres sur papier de Victor Vasarely, des estampes d’André Marfaing, des dessins et lavis de Corneille, l’œuvre de Roberto Matta. Avec la galerie Mesure, liée à l’abstraction géométrique, il expose en juin 1962 les dessins et collages de Marcelle Cahn avec qui il entame une longue collaboration dans le cadre des éditions qu’il entreprend en 1960. Au printemps 1963, il publie dans la revue du poète Henri Chopin, Cinquième Saison, consacrée aux poésies expérimentales et à une redécouverte contemporaine des premières avant-gardes, un texte sur « Les collages de Marcelle Cahn ». Cette revue accueille aussi Aurelie Nemours qui, avec Pán, réalisera ses premiers et – presque – uniques collages, en 1965 et 1968, mais également des artistes comme Lourdes
Castro et René Bertholo, dont Imre Pán est proche, avec lesquels il travaille régulièrement, lui qui a collaboré à la revue KWY créée par les deux peintres portugais en 1958.

Imre Pán, dès le début des années 1960, se situe donc sur une scène artistique qui conjugue expérimentations plastiques et poétiques, s’attache à défaire les frontières entre les arts, et renoue avec les mouvements Dada et abstraits de la première moitié du xxe siècle. Comme nombre d’artistes européen.nes et extra-européen.nes qui se sont installé.es à Paris à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et « nulle part ailleurs (6) », pour des raisons politiques et/ou artistiques, cette ville conserve, à l’orée des années 1960, aux yeux d’Imre Pán l’image de « capitale cosmopolite des arts » et de laboratoire transnational des avant-gardes modernistes. New York n’est pas un horizon.

C’est à Paris que sont « les artistes contemporains », et c’est de ces singularités esthétiques et formelles dont il sera le passeur, le messager, le poète, à travers ce que l’on peut considérer son « grand-œuvre », qu’il poursuivra jusqu’à son décès le 4 mars 1972 : les éditions “Signe” (1960-1964), puis les éditions “Morphèmes” (1963-1970), qui se prolongeront en 1971 et 1972 par les “Mini-Musée”, puis Préverbes, dernière revue imaginée par Imre Pán. Ce sont sur une dizaine d’années la conception, la réalisation et l’édition de quelque 150 publications, qui, pour la première fois, seront montrées, à la galerie Jocelyn Wolff, dans leur quasi-intégralité.

Les éditions – “Signe”, “Morphèmes” ou “Mini-Musée” – se présentent sous forme de cahiers sur papier vélin d’Arches, de formats différents selon les séries et les sous-séries qu’ils composent, comportant un texte imprimé (une étude d’Imre Pán dans la majorité des cas, mais également des textes ou des poèmes d’artistes, notamment ceux de Vasarely, Robert Delaunay, Aurelie Nemours ou Colette Brunschwig) et d’une oeuvre originale de l’artiste sur feuillet libre, généralement numérotée et signée : dessin, gravure, collage, aquarelle, encre, gouache, sérigraphie… Ces éditions sont de réelles et continues collaborations avec les artistes dont Pán apprécie et accompagne le travail au plus près du processus créatif. Il fait « coexister » au sein de celles-ci des choix plastiques étendus : des abstractions géométriques et concrètes — avec Marcelle Cahn, Aurelie Nemours, et Sonia Delaunay –, optiques – avec Vasarely ou Juhana Blomstedt –, « vibratoires » et monochromes — avec
Geneviève Asse –, ou informelles – avec Karskaya, André Marfaing, Colette Brunschwig, Harold Hooper, Charchoune –, aux figurations post-surréalistes, narratives ou proches des Nouveaux Réalistes – avec Camille Bryen, Lourdes Castro, René Bertholo, Gonçalo Duarte, Milvia Maglione, Lucio del Pezzo…

Ces éditions, dont les titres semblent résonner tels des « manifestes » renvoyant soit à l’élément linguistique ou visuel, à la présence et à l’alerte (pour “Signe”), soit à la forme constitutive et première, à la poésie, et de façon plus lointaine, à l’orphisme indéterminé d’Apollinaire et des Delaunay (pour “Morphèmes”), dessinent une cartographie plastique et se déploient comme une morphologie rhizome. C’est à la fois un labyrinthe visuel et textuel, fondé, peut-être, sur l’expérience et la pratique du collage, dans le souvenir de
Kurt Schwitters (7), et un lieu-surface, profus et répétitif, à l’intérieur duquel Imre Pàn invite à la lecture au plus près, au plus proche du texte typographié et de la matière de l’œuvre. C’est la géographie dévoilée d’une possible scène artistique parisienne riche, plurielle, active, engagée – mais qui connaîtra les effets de l’oubli à partir des années 1975-1980 –, entrecroisant les gestes et les matériaux.
La notion centrale de petit format qu’Imre Pàn déclinera de la même façon avec constance par ses expositions collectives Zéro-Point I, II, III, IV à la galerie La Roue, entre 1966 et 1970, n’est pas uniquement une résistance à ce qu’il perçoit comme une monumentalité
nouvelle des œuvres contemporaines, mais cette possibilité perpétuée d’une maniabilité et d’une souplesse de l’œil à l’égard d’un dessin, d’un collage, d’une peinture, d’une eau-forte… Il s’agit de voir ce qui se passe à l’intérieur d’un trait dessiné ou gravé, d’une estompe, d’une ombre colorée ou saturée de noir, d’une forme-relief blanche, d’une découpe, d’une couleur. Le travail d’Imre Pàn est une proposition infinie, ouverte à l’intérieur d’une sensibilité
moderne et d’un désir de savoir philosophique et poétique. Imre Pàn fut aussi artiste.
Marjorie Micucci, commissaire de l’exposition.

. Nos vifs remerciements à Sophie Pán, à sa patience et à sa grande disponibilité, qui a mis à notre disposition les archives et les collections d’Imre Pán, afin que cette exposition puisse se réaliser.
Cette exposition est dédiée à Mireille Pán (1928-2019) qui, avec générosité, nous a introduit à l’œuvre et à la vie de son mari lors de rencontres en 2018.

Notes:
1. Le tapuscrit du « Journal de Paris » n’a pas été publié ni traduit pour sa partie en langue hongroise. Il couvre les années 1957-1972. Voir Julia Cserba, « Life in the Service of Art : a Portrait of
Imre Pán (1904-1972) », in Always Hungarian. Hungarian Jewry through the Vicissitudes of the Modern Era, sous la direction de Guy Miron, Shlomo Spitzer, Anna Szalai, Bar-Ilan University Press, Ramat Gan, 2021,
p. 175.
2. Victime du numerus clausus, instauré en 1920, par le gouvernement autoritaire et nationaliste de Miklòs Horthy, limitant l’accès à l’université des étudiants d’origine juive, Imre Pàn est obligé de gagner sa vie comme employé de bureau ne pouvant poursuivre d’études universitaires.
3. De 1948 à 1956, en pleine période stalinienne, Imre Pán est interdit d’exercer son activité d’écrivain et est contraint de travailler comme magasinier dans une librairie d’État et de rédiger des guides touristiques.
4. Mireille Pán, catalogue de l’exposition Imre Pán. Portrait d’un poète-éditeur d’art, Musée-bibliothèque Pierre-André Benoît, Alès, 22 mars-9 juin 1996.
5. « (…) Les œuvres de ces partenaires artistiques constituent un aspect encore non étudié de l’histoire de l’art moderne. Notre exposition a seulement pour but de souligner ce fait ». Imre Pán, texte de présentation de l’exposition Les Partenaires artistiques, galerie La Main Gauche, Paris, 13 juin – 1er juillet 1958.
6. En référence à l’exposition Paris et nulle part ailleurs. 24 artistes étrangers à Paris. 1945-1972, Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris, 27 septembre 2022 – 22 janvier 2023. Commissariat de Jean-Paul Ameline.
7. Dans un texte de présentation des éditions “Morphèmes”, Imre Pán place en exergue des propos de Kurt Schwitters qu’il fait siens : « Nous n’avons pas de style, mais nous avons un principe de formation, affirmait Kurt Schwitters. Les feuillets de Morphèmes se consacrent à l’élaboration de ce principe.»

Exposition ouverte du 3 mars au 20 avril 2024.
Galerie Jocelyn Wolff – Paris-Romainville
43, rue de la Commune-de-Paris – 93230 Romainville

Photos pour la galerie Jocelyn Wolff: Fabrice Gousset.
Mention pour les œuvres et les éditions : collection Imre Pån.

https://www.galeriewolff.com/

https://www.galeriewolff.com/exhibitions/imre-pan-a-european-artistic-and-publishing-history-in-paris-in-the-1960s

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