HOMMAGE À BRUNO MENDONÇA

Artiste singulier et maître du jeu d’échecs, Bruno Mendonça (Saint Omer 1953 – Nice 2011), s’est illustré notamment dans les domaines de la performance et du livre d’artiste. Diverses manifestations rappellent son travail et lui rendent hommage. Du 19 novembre au 22 décembre la Bibliothèque patrimoniale de Nice, présente un ensemble de ses livres d’artiste et de documents concernant son travail. 

LES BIBLIOTHÈQUES IMPROBABLES DE BRUNO MENDONÇA

Les bibliothèques-objets de Bruno Mendonça ne sont pas forcément réalisées ; et, quand elles le sont, elles sont bien souvent éphémères ; toujours, elles sont le lieu paradoxal d’une impossible lecture. Ici, on n’accumule pas les livres pour les conserver, les entretenir et les donner à lire, mais pour les transformer, les mettre à mal et, au mieux, les donner à voir. On imagine avec eux toutes sortes d’architectures, d’agencements, de mises en espace, qui ne les laissent que rarement intacts : on les roule sur eux-mêmes, on les ficelle, on les gèle, on les trempe dans des colles, on les soumet à la puissance de réacteurs, à celle de l’air, de l’eau, de la lumière, on les jette à la mer, on les place à proximité de bêtes sauvages, on en fait des briques, on les associe à des boîtes de conserve, à des graviers, on les enfouit dans des tubes ou dans la profondeur des glaciers, on les entasse, on en tapisse des murs, des plafonds… Pour finir, on ne projette pas ici des bibliothèques pour y conserver et y gérer des livres ; on fabrique des bibliothèques dont les livres sont le prétexte et le matériau de construction. Le livre est à la bibliothèque-objet, ce qu’est le texte dans le livre-objet.

La bibliothèque rêvée de Bruno Mendonça n’est donc pas, on le voit, un espace voué à la lecture, mais l’objet d’une relation violente au livre dès lors que la lecture est exclue. Si on y réfléchit un peu, on s’aperçoit vite qu’en fait, Mendonça ne fait que donner forme à une frustration que chacun de nous, en tant qu’individu, vit quotidiennement avec le monde des livres, et avec leur réunion en bibliothèque. Que signifie en effet d’avoir à sa disposition, dans telle bibliothèque publique, 20 000, 200 000, 2 000 000, ou 20 000 000 d’ouvrages, sinon que les livres réunis là, dans des bibliothèques qui suscitent d’autant plus l’admiration, qu’elle conservent davantage de volumes, sont, dans leur plus grande partie, forcément, matériellement, inaccessibles ? 1000 vies d’érudit inlassable s’y useraient sans y suffire. Qui n’a pas vécu cette frustration foncière que produit en nous toute bibliothèque d’importance : ce savoir est d’autant plus inaccessible qu’il est plus largement offert.

Mais les effets du travail de Bruno Mendonça sur la bibliothèque ne s’arrêtent pas là : donner forme à notre écrasement, rêver l’inaccessible savoir sous la forme de bibliothèques, c’est réaliser notre frustration, en faire un objet, justement, qui comme tel sera, lui, immédiatement visible, repérable, qui tout à la fois nous met en jeu et met en jeu notre insoutenable ignorance et, de cette ignorance faisant objet d’art, nous permet de la vivre, l’assumer, l’apprivoiser… 

Il faudrait préciser, pour plus de justesse, que, dans la plupart des cas, s’il y a bien objet, Bruno Mendonça n’en fait pas d’abord une invite à la contemplation, mais à l’action. La bibliothèque de Mendonça s’inscrit toujours dans un dynamique qui met en mouvement l’artiste et le public, parfois l’auteur, le bibliothécaire, l’animateur, le commanditaire… Elles sont l’objet d’un moment de la réalisation, entrent dans une performance, permettent de produire d’autres objets, parfois des textes. Elles sont de véritables machines à relations humaines nouvelles, et sont disposées pour en conserver les traces.

Les bibliothèques de Bruno Mendonça disent aussi ce rêve-ci : peut-être faut-il, pour assumer nos insuffisances, que nous laissions les livres retrouver le monde qui les a fait naître, et dans le monde, les hommes de chair et de sang qui les ont fait naître, et leur donner l’espace dans lequel ils pourront se fondre à nouveau au monde, nous entraînant avec eux, au cœur du monde, dans le fond des glaciers et des mers, dans la chaleur et le feu, les gestes simples, la salive et la sueur, dans nos couleurs de peau, si proches de celles des terres et des sables et qui donnent leurs variations aux œuvres de Mendonça, dans les balbutiements, les musiques qui naissent des crissements des pierres, et des frottements des glaciers, dans les parfums qui s’exhalent de mystérieux triangles, dans la familiarité des pierres, des arbres et des animaux…

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