Compte-rendu de la Rencontre Aléatoire #3 — Rennes

À l’occasion des 30 ans des Archives de la critique d’art, et de la résidence curatoriale autour de la critique initiée par C-E-A (lauréate : Anabelle Lacroix), AICA-France et C-E-A ont invité leurs membres, ainsi que  d’autres professionnel·le·s et étudiant·e·s, à participer à la rencontre et à échanger ensemble sur la porosité des pratiques critiques et curatoriales. Ce 3ème opus des Rencontres Aléatoires a été modéré par Damien Airault et Marion Zilio tous deux critiques d’art et commissaires d’exposition, membres de l’AICA et C-E-A. 

La rencontre s’est tenue le 5 mars 2020, dans l’auditorium de l’EESBA de Rennes. La journée a été ponctuée de visites et de rencontres professionnelles avec les acteurs du monde de l’art rennais. 

Léa Bismuth, Florence Cheval et Flora Katz, membres des deux associations, ont participé à cette journée suite à un appel à candidature.

Nous remercions chaleureusement les personnes qui ont contribuées à cette journée de rencontres et d’échanges à Rennes ainsi que les artistes et les équipes des lieux qui nous ont reçus : Archives de la Critique d’Art, Raphaële Jeune, le réseau Documents d’artisteEESBAFrac Bretagne, Galerie Art & Essai, La Criée, Musée des Beaux-Arts, Maison d’Éditions Lendroit et Phakt – Centre culturel Colombier. 

La parole a circulé librement autour du thème :

D’importantes questions de société apparaissent (écologie, anthropocène, post — ou néo-colonialisme, féminisme..) qui sont l’indice de tendances, voire révélatrices d’une nouvelle conception de l’espace public. Ces orientations témoignent de l’invention de théories en acte, où se mêlent l’engagement intellectuel et la recherche-création. Comment le commissariat et la critique coévoluent-ils dans ce contexte ? Quels nouveaux cadres d’expressions et de langage se développent avec les artistes, au cœur ou en marge de l’art contemporain ?


Afin de comprendre les porosités entre les pratiques critiques et curatoriales, la parole a d’abord été donnée à Anabelle Lacroix, lauréate de la résidence curatoriale portée par CEA aux Archives de la Critique d’art.

Comment en tant que commissaire peut-on travailler avec un fond critique ?

Son projet d’exposition, intitulé « La puce à l’oreille », fait référence à la Société Anonyme de Marcel Duchamp, qui voyait cette société comme une «muséologie expérimentale » avec un groupe d’artistes. Faute de documents et bénéficiant de très peu de temps, elle s’est focalisée sur le terme « expérimental » qu’elle a retrouvé notamment dans les archives de Pierre Restany.

Dans ce contexte, le commissariat réécrit-il l’histoire de l’art écrite par la critique, demande Marion Zilio. Une histoire de l’art s’est écrite par la critique, or aujourd’hui il semblerait que le commissariat d’exposition déplace ou rejoue cette histoire (cf. Le modèle noir, à Orsay).

Anabelle Lacroix approuve : le commissariat est très proche de la critique, l’exposition est comme un argument. Le commissaire doit avoir une position, son exposition est un texte ou une argumentation. L’exposition qu’elle a réalisée, dans le cadre de sa résidence de deux semaines, est assez classique avec des mises en lumière de différentes périodes (GRAV, Duchamp, Art corporel, art internet, etc.) reliées par quelques idées-titres (constellation, cosmologie par exemple), créant ainsi un dispositif scénique semblable à un grand échiquier. Elle avoue s’être peut-être laissée trop séduire par les archives, leur richesse et leur diversité.


Sur la question des tendances et de leurs limites

Les contraintes matérielles sont inhérentes au commissariat, c’est « la mise à l’épreuve de la théorie ». Y aurait-il cependant aujourd’hui des « tendances », liées à des enjeux sociétaux ? Celles-ci créent-elles des sous-axes, des « mouvements », des « injonctions », voire des banalisations en devenant des enjeux de communication ?

Si la critique ou le commissariat se cantonnent aux formules générales, remarque Jean-Marc Poinsot, elles se trouvent alors « à côté de la plaque ». Il n’y a de sens que si on creuse une vraie question, bien exemplifiée et posée de façon concrète avec des objets.
Le commissariat serait un peu « magique », il peut transformer la façon de poser des questions par la mobilisation de certaines œuvres ou objets. La critique opère aussi des décalages.

Jean-Marc Huitorel pense qu’on a plutôt affaire aujourd’hui à des thématiques, et non des mouvements, très liés historiquement à la question des avant-gardes.
Ces thématiques (écologie, féminisme, post-colonial) forment peut-être des mouvements politiques, mais non des mouvements artistiques.

Elles sont des portes d’entrée, des médiums pour re-questionner certains mouvements et élargir des champs, souligne Guslagie Malanda qui cite le commissaire d’exposition américano-nigerian Okwui Enwezor (directeur artistique de la Biennale de Gwangju, Documenta de Cassel 2002, Triennale d’art contemporain, Palais de Tokyo, Biennale de Venise 2015). Le terme de thématique piège, de manière journalistique, le commentaire des expositions.

Florence Cheval rebondit en disant avoir du mal à se présenter comme commissaire d’exposition ou critique d’art. Elle préfère maintenant se définir comme « écrivaine », les pratiques d’écriture prennent différentes formes et la littérature est un format ouvert.
Par ailleurs, l’exposition peut être considérée comme une « publication », autrement dit « ce qui rend public » (Lionel Ruffet). En ce sens, elle agit comme un acte politique.

La critique entendue comme « inspectrice des travaux finis » s’enlise souvent dans une fonction de communication, malgré elle, ainsi que nous l’avions énoncé lors des précédentes Rencontres Aléatoires, résume Marion Zilio. Au fond, les formats de la critique changent avec les modes de pensée : aujourd’hui elles tendent à suivre des préoccupations politiques ou de recherches.

Damien Airault rappelle que les expositions d’Okwui Enwezor, de Catherine David, d’Harald Szeemann ont fait rentrer les objets banals, les documentaires, le texte, etc. dans l’exposition avec des prismes transdisciplinaires et transhistoriques. Les jeux sur le montage, le mixage, etc. suivent cette idée d’une fin des Grands Récits.

Florence Cheval dit, alors, s’intéresser à l’idée de rendre hybride ses matériaux divers (Cf. Gertrude Stein), en les rendant queer, qui est pour elle un positionnement politique.

Flora Katz évoque ses recherches sur Pierre Huyghe et les formes de vies non-humaines. Selon elle, l’artiste décentre la place et le regard de l’humain et rend les éléments interdépendants au travers de dispositifs environnementaux aléatoires.

Jacques Leenhardt rebondit en soulignant cette notion de « forme » et relance Flora Katz vers la question de l’esthétique.

Flora Katz essaie d’éviter les questions esthétiques car elle s’intéresse davantage à la manière dont l’œuvre fonctionne ; d’où son intérêt pour des questions de production et de réception. Avec le cadre de Pierre Huygue on peut cependant parler d’esthétique de l’anthropocène : faite pour un regard non-anthropocentré.


Dans quelle mesure le politique se noue-t-il à l’esthétique, l’engagement à l’éthique?

Si l’exposition est entendue comme un médium qui devient l’enjeu d’un engagement politique et social, dont la visée serait de décentrer les regards, cherche-t-elle en cela à s’éloigner de la représentation pour penser la présentation et l’expérience, comme méthode d’agir politique et de relai au débat public ?, questionne Marion Zilio.

Flora Katz explique dans quelle mesure Pierre Huyghe cherche, dans ses expositions, à faire émerger les choses par elles-mêmes. Puisque le réel est, selon lui, contingent, son action se situe dans l’intensification et l’organisation de réactions en chaîne susceptibles de nous échapper (ex. biologie, cycle de la vie, etc.). Cette logique de la présence devient une condition du politique qui se soustrait à la représentation.

Élisabeth Couturier rappelle comment le trio Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster a opéré une déflagration du médium exposition, soulignant ainsi que les artistes sont toujours en avance sur nous. De fait se pose la question de savoir si les critiques peuvent sortir du commentaire et les commissaires de l’imitation ?

Sophie Kaplan, directrice de La Criée, explique qu’elle travaille depuis plusieurs années avec des artistes associé.e.s à la programmation du centre d’art.

Léa Bismuth, qui se présente comme critique et commissaire mais avant tout comme autrice, insiste sur le désir de mettre en forme un récit collectif, en faisant bouger les lignes et les places respectives. Ces modalités d’invention du « travail ensemble » tendent à inverser le processus hiérarchique et les cadres institutionnels. Elle rappelle que le modèle du théâtre a depuis longtemps mis des artistes à la tête de leur institution.


L’écriture collective, comme intensification du vécu ?

Il apparaît que cette écriture horizontale (avec les artistes et non à partir ou sur) dynamite la question des « tendances » et des thématiques à la mode, au profit d’une pratique collective.
Cette « pratique » accepte l’improvisation nécessaire à l’écriture collective, mais aussi son échec. L’expérimentation crée des objets de pensée.
De fait la contamination critique/commissaire semble évidente et toujours à l’œuvre dans les pratiques. Faire du commissariat serait une forme de « critique en acte » et en espace, une écriture mouvante, un acte de vie qui ne permet plus de dissocier le vécu du travail. C’est un processus continu qui se déploie en marge et au cœur de la vie.

François Salmeron se demande alors si ce travail collectif serait l’équivalent d’une « intensification du vécu, du regard et des sensations », à la différence de l’écrivain qui évoluerait seul devant son écran. Serait-ce, en dernière analyse, une manière de participer au monde ?

Damien Airault explique que nos choix de carrières, lesquelles sont particulièrement abruptes et violentes, répondent en premier lieu à ce désir d’intensifier la vie. Mais ce choix tend aussi à casser le mode de subordination pyramidale de l’art, en fortifiant l’expérience, à l’intérieur de cette hétérotopie qu’est l’art contemporain.

Aurélie Barnier souligne que l’écriture solitaire peut aussi être le moment d’une intensification. Il y a une complémentarité nécessaire entre les pratiques collectives et individuelle. Toutefois, on note que l’ascendance du commissaire se dissout au profit d’une forme d’écriture et de pensée commune. Ce moment de collaboration multiples, en amont et en aval des expositions, implique un engagement/accompagnement sur tout le processus créatif (des textes à l’accrochage, en passant par des questions d’écoresponsabilité, de ressources locales en termes de matériaux mais aussi de collaboration avec des artisans ou des entreprises locales), avec ce souci de penser le devenir des œuvres.


Tous chercheurs ? Une question de méthode ?

Anabelle Lacroix soulève l’idée de co-recherche et collaboration comme méthode de faire.
Il s’agirait par là d’une position politique qui se forme et s’invente par la recherche. Celle-ci serait la condition d’un renversement critique, où il n’est plus question de faire une exposition sur les femmes ou le postcolonial, par exemple, mais d’instruire en leur sein une méthode qui ne vise plus une fin mais le moyen de renverser les rapports de domination.

Guslagie Malanda insiste sur la nécessité de penser le moment : quand l’œuvre a-t-elle lieu ? Les lieux sont abstraits (white cube, tiers lieu, lieux précaires ou fondations, page blanche, etc.) , aussi avant de songer aux relations avec les artistes, il est important d’envisager nos relations avec les œuvres, avec ce qui reste et conserve la mémoire. C’est par ce rapport aux œuvres que surgit le politique, l’esthétique, le vécu et l’adresse au public.

Par ailleurs, même lorsque l’on est seul devant son écran, nous sommes toujours habité.e.s par la pluralité et l’altérité, rappelle Florence Cheval. Dès lors, il faut garder à l’esprit notre condition : d’où parle-t-on ? Quels sont nos privilèges ? Comment sortir de nos zones de confort ?

Anne Langlois, directrice de 40mCube, considère que l’exposition est le lieu de l’altérité, le point de départ et d’arrivée par où se concrétise ou bifurque, dans sa rencontre avec les artistes ou le public, l’idée originale. Puisque l’expérimentation est première, l’erreur et l’échec le sont aussi. D’où la nécessité de penser l’exposition comme point d’étape ou volet, à un travail critique.

Si les artistes écrivent, critiquent et font des commissariats, si les critiques perdent, en raison de leur précarité mais aussi par désir de résistance, leur puissance législatrice, et si les commissaires ne sont pas des méta-artistes, ni des figures d’autorité, ce sont toutes les valeurs, les rapports de pouvoir, voire même nos conceptions ontologiques qui s’effritent, suggère Marion Zilio. Le moi hypostasié et législateur se diffracte dans un nous, une circulation entre les acteurs, mais aussi les espaces et les temporalités. Notre époque contemporaine avance par le bas et non selon une position d’ascendance. La subjectivité se configure par frottement.

Il s’agirait, comme le souligne Florence Cheval, de repenser la tension entre hospitalité et hostilité. En veillant à ces zones de frictions.


Le monde s’inverse, tout va trop vite.

Dès lors que la création s’invente à la puissance 2, à qui profite l’alliance ?
À quel moment cet écosystème est-il endémique ou toxique ? Se fait-il le reflet d’un cercle vertueux ou l’affirmation d’un circuit fermé ?, demande Marion Zilio.

Damien Airault note qu’il y a 15 ans, tout le monde se considérait comme auteur/autrice ; or aujourd’hui tout le monde souhaite être chercheur.se. Il rappelle que l’essentiel n’est sans doute pas la recherche, mais les inventions ; elles seules permettent de créer de nouvelles formes et dispositifs de pensée.

Léa Bismuth remarque qu’il y a deux vitesses : tout le monde se définit comme chercheur (et de nombreu.ses.x commissaires sont engagé.e.s en doctorat), mais, d’un autre côté, les chercheur.se.s et philosophes tendent à devenir artiste (cf. Bruno Latour). Tout s’inverse dans une grande rapidité.

Cette tendance est peut-être aussi l’indice d’une volonté de s’extraire de la chaîne de production, souligne Marion Zilio. La recherche est une condition du non fini, soit une résistante possible au marché.

Flora Katz poursuit en affirmant que le doctorat est, pour elle, le moyen de retrouver un temps long de réflexion. La thèse est la promesse de la matérialisation de sa propre histoire ou récit.

La recherche peut aussi être pensée comme « création de sens » et non simplement comme un gage politico-social de légitimation. La recherche devient un terme passe-partout qui pallie la précarité dans laquelle nous évoluons. La recherche universitaire souffre, quant à elle, de son manque de contemporanéité avec le monde, du fait de ses lenteurs, de ses rouages administratifs. La critique et le commissariat abordent la recherche comme une plateforme de pratiques actives de pensée.


Quelles nouveautés ou ruptures pouvons-nous percevoir dans notre rapport au faire ?
Dans quelles mesures rejouons-nous, ou non, l’histoire ?, propose Marion Zilio en guise de conclusion.

Jean Marc Poinsot rappelle que jusqu’à une certaine période (1968), il était impossible de faire des thèses en art contemporain. Il note une multiplication des centres d’art ces dernières années, corrélative du nombre de thèses et d’acteurs dans l’art. Cette ouverture des possibles souffre, par rétroaction, de la multiplication des acteurs et de l’offre. Par voie de conséquence, on constate un manque criant de postes à l’université et une intériorisation de notre condition dégradée et précaire.

Comment pouvons-nous agir sur cette situation injuste ? Par l’invention de structures, par l’entremise des associations AICA France et CEA qui œuvrent à la revalorisation de nos savoir-faire, de notre visibilité et de nos statuts, soutient Jacques Leenardt. Il se réjouit du partenariat AICA/CEA/ACA qui insuffle un changement de positionnement positif et solidaire.
Par-delà, les pratiques et les expériences, poursuit-il, il manque cependant de termes précis, de définitions, d’outils conceptuels ou théoriques pour tirer les grandes lignes de la situation actuelle.
Le mélange progressif de la presse et de l’histoire de l’art, au sein de l’AICA, a conduit par la suite à l’entrée des universitaires dans les deux associations (ce qui était impensable pendant un moment). Les finalités de la thèse ont changé, son format de même que sa fonction, renouvelant au passage les pratiques artistes et critiques.
La recherche et l’exposition sont radicalement différentes de l’époque, elles impliquent un geste, un engagement théorique et pratique, ainsi que la mise en forme d’une posture ou d’un discours, qui interviennent différemment dans l’espace public et politique. 


Pour résumer, la question de la contamination entre le commissariat et la critique n’est pas seulement une question de statuts ou de pratiques, elle se (re)trouve à la jonction de l’esthétique et du politique, de la recherche et de la production concrète, des rôles de spectateur, de commentateur ou de producteur, décalant ainsi la place de l’individu et des objets hors des axes thématiques et statutaires figés. Ces déplacements forment autant de stratégies de défense que de formes nouvelles d’engagement et de création.


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