Chroniques — Marisol Rodriguez

Du 2 au 5 avril 2024, Marisol Rodriguez, lauréate du deuxième appel à candidature pour le programme Chroniques, a été invitée dans les territoires de l’Indre et du Loiret par devenir·art, en partenariat avec l’AICA-France et Revue Laura.

Elle a rencontré les artistes Lætitia Bourget, Joëlle Forestier, Marie-Jeanne Hoffner, Margot Lombard, Florence-Louise Petetin et Héloïse Pierre-Emmanuel.


C’est toujours un privilège de faire une visite de studio. Dans le cadre de  Chroniques, à cette exploration toujours fertile de la création artistique s’est ajoutée pour moi une autre expérience de découverte : celle de traverser pour la première fois ces deux départements de France, l’Indre et le Loiret.

Pendant une semaine, j’ai été la copilote de ma guide et conductrice Ninon Barat du réseau devenir·art alors que nous traversions des villes au bord de la Loire, des petits villages, des champs de colza en fleur et les forêts denses de l’Indre. Dans les studios que nous avons visité, j’ai découvert six artistes à des moments très différents de leur carrière. Ensemble, ces très courts textes peuvent être lus comme un portrait de la vie artistique, depuis les premiers défis qui surviennent après la formation académique jusqu’à un développement au sein d’une pratique établie, le tout saupoudré par l’irruption du COVID et les effets que cela continue d’avoir sur la vie et l’œuvre de la plupart.

Dans ses Lettres à un jeune poète, livre qui accompagne Héloïse Pierre-Emmanuel, Rainer Maria Rilke dit au jeune artiste que, contrairement à ce qu’il demande, « Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul chemin : plongez en vous-même ».

Je tiens à remercier toutes les artistes de m’avoir accueillie, non pour intervenir dans leur processus, mais pour observer, depuis la sécurité de ma plume et de mon petit carnet vert phosphorescent, comment elles se frayent un chemin à travers les défis de leur travail, et leur vie artistique.

Laëtitia Bourget

« Art féministe », « art engagé », ou « art écologique » sont des étiquettes qui n’éveillent chez Laëtitia Bourget aucun sentiment d’appartenance. Si elle se sent partie prenante d’une histoire, c’est l’histoire archaïque du monde, celle qui nous révèle la rencontre magique entre l’humanité et son environnement.

Son œuvre en témoigne. Depuis plus de vingt ans, l’artiste explore dans sa propre chair ce qui l’unit aux autres, les liens invisibles avec lesquels se construit l’empathie. « L’intime est l’espace de réparation de ce qui nous sépare », déclare-t-elle, avant de me montrer quelques vidéos, significatives d’une époque où elle explorait, parfois avec dérision, les absurdités de la société qui l’interpellaient : le consumérisme, la négation du corps, l’hygiène comme lieu de répression et d’imposition sociale.

Après les actions impliquant son propre corps où elle brode de délicats dessins sur sa peau et celle des autres, après ses sculptures d’excréments avec lesquelles elle crée des statuettes féminines à l’image des Vénus paléolithiques, après ses premiers dessins menstruels sur des mouchoirs, l’artiste s’attaque à d’autres échelles. Le mur monumental d’une part, l’environnement social du Blanc, dans l’Indre, où elle a son atelier, d’autre part, sont autant de terrains d’action actuels qu’elle aborde avec un inépuisable sentiment d’émerveillement.

« C’est magnifique d’être vivant, c’est une expérience magique à chaque instant !”, résume-t-elle comme pour m’éveiller à une évidence qui n’a pas besoin d’être étiquetée.

Joëlle Forestier

Tel un vaisseau spatial qui se déplace avec aisance à travers des géographies dissemblables, Joelle Forestier navigue à toute vitesse entre Charenton-le-Pont, Paris et Corbeilles-en-Gâtinais, où elle a établi son atelier-laboratoire.

Ses étagères, bien remplies de boîtes transparentes, abritent des oeuvres et les accessoires avec lesquels elle conçoit ses performances : des expériences multisensorielles mêlant science-fiction, spéculation absurde et gastronomie intrigante, le tout assaisonné d’un humour mordant qui se moque du futur pour questionner le présent.

Ainsi, dans Organique du futur : AgroCosm (avec Anne-Sophie Lagrée, 2023), elle imagine un scénario dans lequel la simple prise d’une pilule résoudrait nos prétendus problèmes de vieillissement tout en nous octroyant des dons tels que l’omniscience, entre autres pouvoirs hautement prisés à l’ère du culte de la beauté et de la réussite à tout prix. Un autre projet, ‘Autel pour la poule aux œufs d’or’, est un véritable voyage temporel tentant de démêler la disparition potentiellement héroïque de la poule aux œufs d’or, morte pour la France en 2028.

La rencontre de son univers protéiforme avec les techniques littéraires de l’Oulipo semble rétrospectivement inévitable. En les découvrant, une autre porte s’ouvre pour une artiste transdisciplinaire qui puise dans les équations pour donner une forme littéraire à ses fictions ; ou qui, sans être scientifique, aborde la science avec grâce, en lui insufflant folie et humanité sans jamais ralentir la vitesse vertigineuse qui l’anime.

Marie-Jeanne Hoffner

Sensible à la mémoire des espaces, Marie Jeanne Hoffner me relate l’histoire de sa maison et de son atelier à Châteauroux. J’ai ainsi l’impression d’être immergée dans un projet où l’histoire, les émotions qui imprègnent les lieux qu’elle habite, et la façon dont tout cela se manifeste dans l’architecture s’entremêlent. Dans sa vie, tout comme dans son œuvre, ces éléments sont en constante négociation.

Son processus de travail exige une curiosité renouvelée à chaque réalisation, souvent une intervention in situ. Le résultat implique le public (sans jamais le représenter) dans des environnements avec lesquels elle propose une expérience différente des lieux, parfois muséaux, parfois en construction, ou même quotidiens. Ce fut le cas de Home (2007), une œuvre où elle a entièrement recouvert les murs intérieurs d’un appartement HLM, laissant la lumière du néon qui éclairait les murs d’origine filtrer à travers les nouveaux, dessinant ainsi la silhouette d’un troisième espace, à la fois éthéré et réel.

Comment l’architecture peut-elle se construire à la manière d’un autoportrait ? L’artiste se pose cette question à travers des œuvres sensibles qui détournent des outils techniques tels que la maquette ou le plan. Dans sa dernière installation (JPEG (Calques de travail), 2023) c’est son petit doigt qui y répond en se glissant dans la scanographie d’une feuille froissée de papier millimétrée, comme s’il faisait irruption, presque imperceptiblement, dans un univers où règnent la rigueur et la précision.   

Margot Lombard

La transformation guide Margot Lombard, jeune artiste du Loiret qui m’accueille dans son appartement un matin d’avril, un de ces matins d’avril qui vous font toucher le printemps du bout des doigts, pour vous rappeler par un souffle de vent glacial que l’heure des beaux jours n’a pas encore sonné.

Les rayons réconfortants du soleil baignent son studio, et là, nous discutons des formes que son œuvre a pris, en explorant divers médias et disciplines tels que le design graphique, le spectacle vivant, la danse, l’installation et la performance pour trouver l’expression juste de sa voix.

Sa première formation en design graphique l’a sensibilisé à la rigueur des grilles structurant les éléments visuels. Une seconde formation en arts visuels est perturbée par la pandémie de COVID-19, et les aspects les plus prometteurs d’un séjour académique en Belgique se sont ralentis entre confinements et protocoles sanitaires.

Bouleversée par la fragilité de l’environnement, et par une pulsion profonde qui la pousse à chercher une communauté locale, son œuvre se manifeste à travers des dessins automatiques de petit format, capturant avec obsession des formes organiques. Transformés en sculptures, ceux-ci semblent prendre vie pour envahir l’espace et ses objets. Dans sa quête d’un mode de vie respectueux et sensible, son œuvre adopte des formes multiples, avec lesquelles l’artiste s’interroge avec insistance : « comment être différentes choses en même temps ? »   

Florence-Louise Petetin

Florence-Louise Petetin explore le paysage. Dans ses peintures, nous nous retrouvons au pied d’arbres immenses, à deux pas de feuilles, ou si près de fleurs qu’elles deviennent des éclats de couleurs. De l’intérieur ou de près, son travail nous transporte dans un espace de contemplation introspective.

Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Diplômée de l’École nationale d’art de Cergy en 1996, l’artiste a appris à peindre à contre-courant de la tendance de l’époque, qui penchait vers l’art expérimental. Son œuvre réaliste reflète sa rébellion contre les attentes imposées par la société en tant que femme et artiste. Dans une œuvre paradigmatique, elle a passé un mois dans une galerie peignant pendant des heures précises ce qui est devenu L’Éloge du Bureau (2003), exposé ensuite à la galerie Athanor à Marseille (et actuellement dans la collection du Frac Limoges). Dans cette peinture murale, elle reproduit l’image banale d’un bureau où elle travaillait comme secrétaire pour gagner sa vie. Comme pour brouiller la peinture, elle introduit une anamorphose qui, vue de profil, révèle une scène sexuellement explicite.

À partir de 2005, un tournant marque un changement radical. Plusieurs séjours en Inde éveillent son intérêt non seulement pour les paysages, mais aussi pour la spiritualité. Les Confessions de Saint Augustin, par exemple, s’ajoutent à l’inspiration qu’elle trouve déjà dans le travail d’artistes comme Nan Goldin.

Aujourd’hui, la nature forme un infini mystique dans lequel elle se sent à l’aise. Mais malgré tout, son travail nous rappelle parfois cet autre regard, rebel et bouleversant.

Héloïse Pierre-Emmanuel

Je retrouve Héloïse Pierre-Emmanuel entourée de fleurs, dans une oasis de forêt sauvage d’où l’on oublie facilement les champs de colza tous proches qui homogénéisent avec une beauté paradoxale le paysage rural du Loiret.

Nous visitons l’atelier, rustique mais immense, où elle a appris le tournage ; le four où elle cuit ses poteries, enveloppé par l’odeur de pommes qui imprègne la propriété, bordé de bois ici et de potagers là.

C’est parmi les arbres centenaires de l’Arboretum des Barres – loin de Paris, sa ville natale, et de Strasbourg, où elle a étudié les arts plastiques – que l’artiste vit une révélation poétique. Dès lors, elle met de côté les pratiques objectales apprises et laisse libre cours à une passion pour le dessin née dans l’enfance. Elle désire s’entourer d’arbres et les dessiner comme quelqu’un qui, amoureux, souhaite passer chaque instant avec l’être aimé, l’observant avec une patience inépuisable.

La peur de voir disparaître les éléments naturels la perturbe autant qu’elle la motive ; elle passe donc des heures à capturer au fusain le mysticisme des paysages, comme si elle luttait à chaque trait contre les catastrophes qui les menacent.

Mais son œuvre n’est pas triste, à l’image de l’artiste qui, par son sourire, incarne la poésie qui l’inspire. « Il faut cultiver la joie, » me dit-elle, trouvant de l’optimisme parmi les arbres qui sont à la fois victimes et témoins des changements de notre monde. Parmi eux, elle se sent, pour l’instant, chez elle.

Ces chroniques ont été réalisées dans l’Indre et le Loiret du 2 au 5 avril 2024. devenir·art remercie toutes les personnes qui ont apporté leur aide en amont et pendant ces rencontres :

  • Les artistes rencontrées : Laëtitia Bourget, Joëlle Forestier, Marie-Jeanne Hoffner, Margot Lombard, Florence-Louise Petetin et Héloïse Pierre-Emmanuel.
  • Nathalie Sécardin, directrice de l’EMBAC Châteauroux et responsable de l’espace d’exposition la Ritournelle pour nous avoir ouvert les portes des deux lieux.
  • Paul Pouvreau et Camille Sauer, artistes.
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