Tribune — Faire entrer les arts visuels dans l’exception culturelle

Par Stéphane Corréard, critique d’art membre de l’AICA France

« Les arts plastiques ont été oubliés des annonces d’Emmanuel Macron sur la culture. Comme d’autres domaines, ils sont pourtant touchés par les logiques d’industrialisation et de financiarisation sans bénéficier de mécanismes de soutien »

Cette tribune a été publiée dans Libération le 11 mai, 2020

Palais de Tokyo ©Hélène Langlois 2020

Monsieur le Président,

Puisque vous lisez les tribunes que le monde de la culture vous adresse, je voudrais vous alerter sur les graves difficultés auxquelles notre secteur, les arts plastiques, est confronté.

Face à la peur d’un «oubli de la culture» dans la réponse à la crise, vous avez promis un «plan d’urgence» pour les 1,3 million de personnes qui vivent (ou, pour beaucoup, survivent) dans ce milieu. Quelle déception ; au lieu d’un plan, une unique annonce conséquente. Elle concerne les seuls intermittents, soit 250 000 professionnels de l’audiovisuel et du spectacle vivant. Restent donc 1,05 million de vrais «oubliés» : sont-ils condamnés ?

Le secteur des arts visuels compte 350 000 de ces oubliés, pourtant il est peu gourmand : avec 10% du milliard que vous débloquez pour les intermittents, vous pourriez «refonder» (puisque c’est un terme que vous affectionnez) une véritable politique des arts plastiques en France.

Il y a vraiment urgence. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas bénéficié des formidables outils inventés par Jack Lang dans les années 80. Logique : l’art, sa diffusion et son commerce étaient alors des activités totalement artisanales. Ainsi, contrairement au livre, à la musique, au cinéma… face à l’industrialisation et son arsenal, la mondialisation, la financiarisation, le numérique, les arts plastiques partent de zéro. Rien. Pas un seul mécanisme de soutien ou de régulation en faveur de la scène française, de la diversité ou des indépendants.

«Far West»

L’art est devenu un «Far West» où partout domine la loi du plus fort, et même du plus brutal. Un poète confidentiel peut obtenir le prix Nobel, un film fauché recevoir la palme d’or à Cannes, mais seul un artiste aux enchères millionnaires, représenté par une galerie mastodonte, peut bénéficier d’une rétrospective au Centre Pompidou, à moins qu’il n’en apporte lui-même le financement (!). Pourquoi ? L’appel à candidatures que publient le ministère des Affaires étrangères et celui de la Culture pour le pavillon français à la Biennale de Venise énonce les critères auxquels l’artiste et son commissaire devront correspondre, et se termine par celui-ci : «Capacité à y associer des partenaires financiers extérieurs.» Au nom de quoi ? Le fondement de cette «exception culturelle», que vous ne cessez d’invoquer, est pourtant que le plus puissant, le plus riche, le plus spectaculaire, n’est pas forcément le meilleur.

L’artiste Ernest Pignon-Ernest vient de déplorer que «cela fait plusieurs décennies que les institutions, les musées, le ministère de la Culture, dans le domaine des arts plastiques, n’a pas joué son rôle, qui devrait être de favoriser la diversité des sensibilités, des courants, des propositions artistiques. 90% de l’art qui se fait aujourd’hui est ignoré par les institutions» : qu’en pensez-vous ?

Aveugle à cette dérive, l’Etat abonde ce système prédateur qui broie la majeure partie de notre écosystème. Il condamne ses musées ou ses écoles d’art à courir après l’argent privé, alors que sous couvert de «mécénat» la seule Fondation Louis Vuitton a coûté 600 millions d’euros d’argent public ! Dans quelle mesure les artistes vivants, les professionnels et le public français en bénéficient-ils ? En quoi participe-t-elle à vos priorités affichées, démocratisation et éducation artistique ?

Intérêt général

Vous, votre ministre, visitez uniquement les méga-foires, emmenez les méga-galeristes en voyages officiels ; votre précédente Ministre s’est battue en faveur des Tulipes de Koons, symbole d’un art industriel et financiarisé ; vos rares sorties auprès d’artistes sont réservées à des stars du marché, vos visites pour des expositions blockbusters, etc. Le marché, encore le marché, toujours le marché ! En envoyant ces signaux, en bradant notre souveraineté scientifique, en laissant l’argent arbitrer à la place des conservateurs, des historiens et des critiques, l’Etat manque à ses devoirs fondamentaux.

Bien sûr, notre secteur manque de moyens à court terme, pour ne pas mourir, tout simplement. Mais nous manquons bien plus encore d’une politique publique ambitieuse, favorisant l’indépendance, la diversité, la parité, l’écologie, au service de tous. C’est le moment ou jamais : le marchand Kamel Mennour a reconnu, à propos de la course planétaire aux méga-foires : «Force est de se dire que nous avions tout faux.» Tirons-en toutes les conséquences !

Les moyens sont là, dans un plan de relance dont nous sommes les parents pauvres, et demain, de façon pérenne, dans la mise en place d’un système parafiscal redistributif, et dans la réappropriation d’une part d’un mécénat largement détourné de l’intérêt général.

Sobriété

Nous devons placer la diversité en boussole de tout le système, imaginer un financement de toutes les pratiques, notamment en démocratisant la collection, mais aussi en encourageant les scènes locales, pour permettre aux artistes de vivre et travailler partout en France.

Nous avons besoin de plus de solidarité, d’inventer des outils de protection, de reconnaissance et de visibilité pour les petites galeries et tous les travailleurs indépendants qui rendent possible l’art et sa diffusion, financés par de la redistribution, et d’accompagner les industriels du monde l’art, mais par des aides automatiques, suivant des critères objectifs.

Il est impérieux d’assumer notre responsabilité particulière envers la scène artistique française, ouverte aux créateurs du monde entier, dont l’histoire comme l’actualité ne peuvent plus se passer de lieux de diffusion et de transmission. Les artistes en milieu de carrière sont abandonnés, toutes les nuances de la scène française des cinquante dernières années sont en train de sombrer progressivement dans l’oubli.

Nous devons encourager la sobriété, car la course à l’événementiel, au spectaculaire, au marché international, contribue à la généralisation de pratiques écocides.

Anomalie

Chacun doit être traité avec équité et percevoir une juste rémunération. Les artistes doivent aussi être payés pour leurs activités non directement créatives (expositions, médiation, communication, etc.), mais aussi les commissaires d’expositions, les critiques d’art… car les rémunérations insuffisantes favorisent cumul, concentration et endogamie, et excluent de la protection sociale. Or l’Etat est le premier à user de ces mauvaises pratiques.

Il faut encore imaginer un vrai service public de l’émergence, qui ne soit pas uniquement fondé comme aujourd’hui sur la mise en compétition, le marché et les grandes écoles d’art, qui ne précarise pas toujours plus les plus précaires. Les autodidactes ou les «mauvais élèves» aussi ont le droit de devenir artistes ! Ce sont même généralement les meilleurs ! Ne l’oubliez pas, au moment de concrétiser le programme de commandes publiques que vous avez annoncé pour les moins de trente ans…

Enfin, la relation à l’art doit débuter dès l’école : à partir de Diderot, Baudelaire ou Apollinaire, nos enfants doivent apprendre à formuler et transmettre leur propre regard sur les œuvres, et vivre entourés d’art, grâce à des dépôts et commandes de collection d’œuvres originales et multiples dans chaque établissement d’enseignement.

Il est urgent, monsieur le Président, de faire entrer les arts visuels dans l’exception culturelle. Vous réparerez ainsi une anomalie historique aux conséquences terribles, et vous fédérerez – enfin – l’ensemble des acteurs publics et privés dans un système plus vertueux, plus inclusif et plus solidaire.

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