« Le fond du problème de la politique culturelle est que les artistes-auteurs sont exclus du droit commun »
L’AICA France est signataire, avec plusieurs collectif d’auteurs, compositeurs, plasticiens et représentants d’organisations professionnelles, de la tribune publiée dans le Monde le 17 avril 2021 dénonçant les « bricolages » du gouvernement.
Comme un mauvais roman qui nous tombe des mains, comme une série qu’on abandonne à force de banalités, de répétitions et d’incohérences, la politique du gouvernement en matière d’art et de culture semble régie par un seul principe : susciter de grands espoirs pour les décevoir presque immédiatement.
En 2020, le rapport signé Bruno Racine [ancien président de la Bibliothèque nationale] soulignait avec lucidité la précarité et la dégradation des rémunérations des artistes-auteurs. Un audit sans appel et guère reluisant pour un ministère de la culture qui a, durant des décennies, tout simplement « oublié » les 270 000 individus pourtant à l’origine des œuvres qui font sa vitalité et son patrimoine. Les créateurs et créatrices eux-mêmes, bien vivants et en activité professionnelle.
Ce rapport proposait des solutions claires pour remédier à une situation sociale indigne : identification de la profession, accès effectif aux droits sociaux, création d’une instance de négociation collective contraignante pour les exploitants d’œuvres, élections professionnelles, valorisation du travail de création, objectifs de minimums de rémunérations, etc. Surtout, il envisageait les artistes-auteurs comme une catégorie à part entière, des professionnels aux intérêts communs, dont le statut nécessitait une refonte pour sortir enfin de l’angle mort des politiques culturelles.
Un peu plus d’un an plus tard, les annonces du ministère de la culture sonnent le glas des espoirs qu’a fait naître le rapport Racine. Rien ne change. Malgré un diagnostic sans appel, le ministère poursuit aveuglément une politique culturelle qui continue de nier que nous travaillons. Que nous sommes, nous aussi, des professionnels de la culture.
Mesurettes
Les bricolages se poursuivent, ces mêmes bricolages qui font que durant quarante ans, notre organisme de sécurité sociale dédié a failli à la mission que lui a déléguée l’Etat. La nouvelle branche de l’Urssaf, créée pour les artistes-auteurs, n’est toujours pas opérationnelle plus de quinze mois après son lancement ? « Le gouvernement va s’en occuper », nous répète-t-on une fois encore. Les dessinateurs et dessinatrices de BD font du bruit dans les médias ? Alors ils seront peut-être payés, à l’essai, pour les dédicaces qu’ils effectuent dans certains festivals. Les fonds sectoriels seront reconduits ? Quand on voit la difficulté d’y accéder et les multiples critères, déconnectés de la réalité professionnelle, qui font barrière, n’aurait-il pas fallu rectifier le tir ?
Des délégations ministérielles se déploient, des enquêtes sont en cours, des spécialistes seront missionnés, par secteurs de diffusion, pour répondre à des questions qui contournent le cœur du problème. Notre statut, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui régissent notre profession.
À toutes ces mesurettes, il ne manque plus que la mise en place d’un numéro vert pour les artistes-auteurs au bord du gouffre… il aurait probablement du succès.
Dans les dernières annonces du ministère de la culture, nous lisons la victoire des organismes et institutions qui souhaitent ardemment que rien ne change, pour conserver leur pré carré, leur pouvoir. Des organismes qui usurpent nos voix, tandis que l’on nous refuse d’organiser un dialogue social conforme à la Convention européenne des droits de l’homme. Le ministère a choisi d’écouter celles et ceux qui prétendent représenter « l’intérêt des auteurs » parce qu’ils défendent les intérêts financiers tantôt des exploitants des œuvres, tantôt de certaines catégories d’auteurs, tantôt d’auteurs morts ! De notre point de vue, le ministère a simplement acté une situation inacceptable – comme si on nous demandait de confier à nos banquiers ou à nos assureurs notre carte d’électeur, sous prétexte que « c’est plus simple comme ça » et qu’ils « savent mieux que nous ce qu’il nous faut ».
Inégalités et incohérences
Le scandale du statut des artistes-auteurs et autrices dure depuis des décennies, mais aucun gouvernement n’a su aussi bien le mettre en lumière que celui-ci. À quoi bon ce travail d’analyse et de reconnaissance de ce qui dysfonctionne, si c’est ensuite pour reculer ? De cette mise en lumière, nous sommes finalement reconnaissants. Ces dernières années, en effet, nous avons beaucoup appris. Nous avons creusé les textes de loi, traqué les inégalités et les incohérences, appris à les rappeler à nos interlocuteurs. Nos bénévoles sont allés porter nos voix de réunions ministérielles en convocations à la sauvette, de « concertations » en « présentation ». Nous avons été témoins, et parfois victimes, de l’incroyable cynisme, du sexisme et de la brutalité qui sanctionnent la moindre volonté de faire évoluer des choses. Et nous n’en sommes que plus déterminés.
Grâce à tout cela, nous avons tissé des liens entre les différents professionnels de la création littéraire et artistique, fait naître des convergences, mis en évidence des objectifs communs. Nous avons su mettre clairement en évidence la façon dont les intérêts contraires aux nôtres parasitent les canaux de communication avec l’Etat et usurpent notre droit.
Désormais, nous avons compris le fond du problème : les artistes-auteurs sont exclus du droit commun. Et le ministère de la culture en est complice, estimant qu’il est normal que lui-même choisisse ses interlocuteurs, ou encore que des sociétés privées sous sa tutelle représentent nos intérêts professionnels. Peut-être aurions-nous préféré, comme dans un bon roman ou une série passionnante, que cette mutation essentielle du statut des artistes-auteurs soit portée par l’actuel gouvernement. Visiblement, sous ce mandat, cette réforme essentielle ne se fera pas.
Samantha Bailly, autrice et présidente de la Ligue des auteurs professionnels ; Jean-Marc Bourgeois, plasticien-scénographe, secrétaire général SMdA-CFDT (syndicat Solidarité Maison des artistes) ; Romain Bourreau, photographe et président du SNP (Syndicat national des photographes) ; Stéphanie Collonvillé, cosecrétaire générale du SNAP-CGT (Syndicat national des artistes plasticiens) ; Jérôme Cotinet-Alphaize, président du CEA (Association française des commissaires d’exposition) ; Elisabeth Couturier, présidente de l’AICA-France (Association internationale des critiques d’art) ; Pierre Denieuil, peintre et illustrateur, président de l’UNPI (Union nationale des peintres illustrateurs) ; Nathalie Ferlut, autrice de BD, fondatrice et déléguée aux relations extérieures de l’ADABD (Association des auteurs de bande dessinée) ; Aurélie Gerlach, autrice et coprésidente de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse ; Philippe Hurel, compositeur, président du SMC (Syndicat français des compositrices et compositeurs de musique contemporaine) ; Mireille Lépine, plasticienne, secrétaire générale du SNAA-FO (Syndicat national des artistes-auteurs) ; Katerine Louineau, plasticienne et écrivaine, chargée des relations extérieures du CAAP (Comité pluridisciplinaire des artistes-auteurs·trices) ; Benoît Peeters, auteur et président des EGBD (Etats généraux de la bande dessinée) ; Thierry Secretan, photographe, président du syndicat PAJ (Photographes, auteurs, journalistes) ; Harut Yekmalyan, secrétaire général du SNSP (Syndicat national des sculpteurs et plasticiens).