Après une incursion au Louvre (Paris, France), dans la prestigieuse Salle des Etats, entre Monna Lisa et Les noces de Cana de Véronèse, puis une importante exposition personnelle à l’Hangaram Art Museum de Séoul (Corée du Sud), l’artiste français à la renommée internationale Zevs présente, pour la première fois en Thaïlande, un large ensemble d’oeuvres inédites à la Over The Influence Gallery, au cœur de Bangkok.
Chef de file du Street Art en France dans les années 1990, Zevs s’est toujours emparé des sujets les plus brûlants de son époque, pour les traiter plastiquement, dans son langage bien particulier et reconnaissable (graffitis propres, logos liquidés, attaques visuelles…). Aujourd’hui, l’ère de l’anthropocène dont nous vivons peut-être le crépuscule alarmant attire plus que jamais son attention et le désir d’y confronter son regard et sa pratique de plasticien et de peintre. Ainsi, il investit la totalité des espaces de la OTI Gallery pour y proposer un parcours nous plongeant dans des questionnements liés à la mer et à la terre, à la perdurance des éléments. Eau, air, feu, terre, sont ainsi tour à tour convoqués pour créer des œuvres dans lesquelles la notion de stratification, de temporalité longue, donc, est cruciale. Ce faisant, l’artiste pointe de manière critique le rôle des industries pétrochimiques, ce qu’elles produisent à partir des fossiles et la manière dont cette extraction massive et invasive, pour produire toujours plus d’énergie, impactent les écosystèmes par sa toxicité – gaz à effet de serre, engluement…- entrainant le dérèglement climatique et la destruction de la nature que nul ne peut désormais nier.
Cette question de nature écologique était déjà présente dans le travail de Zevs depuis plusieurs années. Sa re visitation du plus célèbre tableau de David Hockney en témoigne, en même temps que de sa manière de dérégler une imagerie en y intégrant un élément signifiant et perturbateur du bel agencement. Ainsi sa série des Oil Paintings, conçue entre 2014 et 2016 reprenait le motif et l’esthétique de A Bigger Splash (1967), jouant sur l’ambiguité de la forme chromatique et du fond critique. Si à première vue, les œuvres de Zevs imitaient avec une certaine fidélité la technique et la palette colorée de Hockney, évoquant avec lui le calme luxueux d’une piscine de villa californienne, le mur blanc de la villa en arrière-plan était «tagué» d’un logo – celui d’une compagnie pétrolière-, logo «liquidé» à la façon de Zevs. La peinture coulait sur le sol et se répandait dans la piscine comme un déversement d’huile, à la place du splash attendu. L’oeuvre de Hockney, connue pour sa célébration d’un mode de vie azuréen, se retrouvait détournée et requalifiée de manière critique. Zevs transformait ainsi ce «scénario» idéal en une réflexion acide sur le capitalisme et le pouvoir de nuisance, économique et écologique, du pétrole, de ses usages et dérivés, cette image idyllique se trouvant souillée par les émanations d’un activité industrielle aux conséquences polluantes majeures. Avec l’exposition Temporary Sanctuary, Zevs avance d’un pas dans cette réflexion critique.
L’espace en étages de la galerie investi par Zevs peut être compris comme une sorte de Stupa, symbole architectural de l’univers matériel tel qu’il existe dans l’espace, mais aussi du monde de l’esprit et de l’énergie spirituelle. De la topologie terrestre au cosmos évoqués dans ses œuvres se constitue un fil conducteur «vertical» de l’exposition semblant s’élancer depuis l’entrée de la galerie jusqu’au dernier étage ouvrant sur la ville, créant une sorte de ligne d’énergie, à la fois visible et invisible, de la terre vers le ciel, de ce «sanctuaire temporaire» qu’est la Terre, vers l’infini.
Car la Terre, comme la mer, affirme l’artiste par le titre qu’il a choisi, n’est qu’un «sanctuaire temporaire», des espaces dont nous sommes locataires. Cette conception d’un rapport «d’emprunt» au monde reste, dans la pensée occidentale -nourrie par l’idée issue de la Renaissance et résumée par le philosophie français René Descartes dans la formule «L’homme, maître et possesseur de la nature»- une pensée nouvelle. Il faudra attendre le début du vingtième siècle pour que la notion critique d’une humanité «extorquant» à la nature sa richesse sans jamais rien lui rendre émerge ( notamment Martin Heidegger, philosophe allemand).
Ces espaces, nécessaires à nos vies, sont aussi sanctuaires, à la fois dans le sens d’espaces «sanctuarisés», c’est à dire sacrés ou qui devraient retrouver leur dimension sacrée et sacralisée, qu’on ne pourrait ni ne devrait toucher, abîmer, détruire, mais aussi dans le sens d’abris, de lieux protégés, de temples, d’espaces spirituels.
L’exposition s’ouvre sur Oilspill Islands, une série de tableaux et d’études représentant des îles cernées par les eaux, vues du ciel. Comme des sortes de bas-reliefs, à la frontière de la peinture et de la sculpture, semblables à des relevés topographiques, on découvre avec fascination ces visions aériennes, la mer, ses différentes zones et ses reliefs insulaires, ses rifts, ses dénivelés, jusque dans ses profondeurs, dans les épaisseurs de couches de peintures stratifiées puis révélées.
Sur fond de wallpaper répétant à l’infini des coraux blanchis, en dépérissement, Zevs a choisi, pour les œuvres de grand format, cinq îles: la Corse, dite Ile de beauté, en France, Maui (Hawaï), Hiva-Oa, en Polynésie, autre île «de rêve», et deux îles thaïlandaises: Phuket et Ko phi phi, toutes haut-lieux de tourisme de masse, souvent dévastateur d’écosystèmes fragiles, sans cesse menacés par une trop grande emprise de l’impérialisme de l’activité humaine, qu’elle soit touristique ou industrielle. Dans cette série, les îles émergeant des fonds sont d’un noir luisant, comme couvertes du goudron d’une marée noire, leur donnant une présence inquiétante et apocalyptique. La mer prend des reflets nacrés, comme des vagues d’hydrocarbure, texturées par la matière repoussée, modelée par la puissance de l’air à haute-pression appliqué «comme un pinceau» sur la toile, explique l’artiste, conservant malgré tout la beauté de la vision de fonds marins vus d’en haut, avec ses nuances colorées, ici exacerbées, comme artificielles, créant une complexité visuelle qui rappelle la dynamique de l’eau et la propagation de la pollution. Ces Jet paintings emmène le visiteur au bord du permanent paradoxe de la beauté du désastre.
Puis, le parcours de l’exposition mène à une nouvelle série de Liquidated Logos, cinq peintures évoquant quelque vue idyllique, des ciels colorés entre sunset et sunrise, perturbés par la présence d’un logo noir, parmi lesquels celui de PTT, s’élevant au dessus de la ligne d’horizon, et liquidé à la manière de l’artiste, par ce dripping de peinture signifiant à la fois la liquidation, la liquéfaction, et l’attaque critique de l’entreprise citée. Le chromatisme est comme chimique, donnant une sorte d’aura d’étrangeté un peu apocalyptique, évoquant un incendie, un vent de Sahara, une altération du climat, une nature encore belle mais déréglée. Ces logos de compagnies mondiales d’énergie flottant dans un ciel acide, apparaissent tels des soleils de synthèse de mondes dystopiques, renvoient à une dimension qui pourrait être mystique, si n’était l’impression de divinité d’artifice.
Les Shell paintings forment une série d’œuvres à la fois picturales et en volume, complétées de vidéos. Ici, dans un jeu de signifié et de signifiant, ce sont à la fois le logo bien connu de la multinationale pétrolifère et le coquillage qui sont convoqués, dans une sorte de synthèse circulaire, la marque Shell ayant été à ses origines…une société qui vendait des boîtes décorées de coquillages. Les œuvres sont particulièrement travaillées, balançant, formellement et sémantiquement, entre les deux occurrences. Les pourtours des coquilles en bois peint sont recouvertes de goudrons, tandis que les intérieurs scintillent d’effets iridescents évoquant la délicatesse de la nacre autant que l’hydrocarbure. Si, sur le logo de la compagnie, les couleurs et les formes sont censées évoquer la puissance du feu et du soleil, ici, les arêtes noircies de la coquille rappellent davantage des barreaux de prison. En outre, les œuvres présentées ici ont toutes subi l’épreuve du feu, comme en témoignent les vidéos qui accompagnent les œuvres. Sur le lit de coquillages d’une plage de Bretagne, soumis au vent et aux embruns, l’artiste embrase l’œuvre, produisant une forme de liquidation par le feu: le goudron coule et se combuste, carbonise, se bitume, la peinture métallisée noircit… Cette symbolique du feu, que l’on retrouve dans le travail de Zevs de manière récurrente, joue à la fois de la notion de destruction, de ruine et de tentative de purification, ouvrant, dans cette réflexion sur la nature, à un questionnement sur la consommation au sens propre, c’est à dire sur la combustion, la consomption des ressources.
L’exposition se termine au dernier étage, ouvrant sur un panorama de la ville et le temple bâti face à la galerie, dans une ambiance épurée et minimaliste. Ici sont installées deux œuvres se faisant rejoindre les préoccupations de l’artiste et la spiritualité asiatique. La sculpture High Combustion Ceramic montre la Terre, au coeur de laquelle se consume une flamme, la creusant comme si le Pôle nord avait fondu. Une flamme, donc, entre espoir et destruction, entre la résurgence, la survivance, et la fin. A la surface de la sculpture, on peut distinguer, rappel des premières œuvres de l’exposition, un relief terrestre, une lithosphère, mais aussi la trace des mains de l’artiste qui a creusé, matérialisation symbolique de la présence et de l’activité humaine, une sorte de géographie anthropocène. De taille modeste, cette œuvre replace la planète à l’échelle d’un univers bien plus grand qu’elle. Puis au dessus d’elle, une dernière peinture, représentant une sorte de cercle de feu embrasant le ciel ou la mer, avec ses éclats, ses éclaboussures, implosion ou big bang. Cette dernière œuvre, dans laquelle le cercle et l’infini font écho à la pensée asiatique, poursuit sans l’achever la longue réflexion de l’artiste sur le devenir du monde. Peut-être sommes-nous dans une eschatologie, une histoire de fin du monde, ou encore dans une pensée cosmologique, laissant une part de conviction en un certain ordre du monde, dont les notions de renaissance ou de régénération ne seraient pas exclues et dans lequel l’humanité finirait par accueillir la fragilité et panser les plaies de ce sanctuaire temporaire qu’est la planète.