Qu’a-t-elle de natal, cette ville dont je ne sais rien ? Il aura fallu attendre trente-quatre ans pour j’y revienne. Je sais à peine reconnaître la silhouette du volcan de San Salvador, au pied duquel la ville a été construite, si menaçant la nuit, quand s’effacent toutes les collines et que s’impose cette masse de feu. J’aime l’idée d’être né au pied d’un volcan, cela me conforte dans mon désir d’être ardent, avec tout ce que cela implique de matière inquiète et tremblante.
San Salvador, cinq cent mille habitants intra-muros, deux millions avec l’agglomération. Durant plus de trente ans, il m’a fallu faire preuve de la plus grande imagination pour en parler à ceux qui, la voyant sur ma carte d’identité, me demandaient à quoi elle ressemblait. Je les décevais en répondant que je ne la connaissais pas. « C’est en Amérique du Sud ? » « Non, c’est en Amérique centrale, cette bande de terre qui relie l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud et qui va du Mexique au Panama… vous voyez ? »
Connaitre sa ville natale n’est pas négligeable, c’est détenir la clé de ses origines, interpréter les grandes lignes de sa personnalité, surtout dans le cas d’une ville qui a autant de caractère que San Salvador. Je ne pouvais pas manquer cela. Lorsque, jadis, je devais remplir sur les formulaires « lieu de naissance », je faisais l’un des gestes les plus vides de mon existence, parce qu’il était dépourvu de mémoire : j’écrivais le nom de la ville sans en avoir la moindre vision personnelle, et sans expérience sensible. J’ai souvent comparé la possibilité de ce voyage au fait d’ouvrir la boîte de Pandore. Adopté à l’âge de deux mois, en pleine guerre civile, je me doutais qu’en ouvrant cette boîte je risquais d’y apprendre des événements tragiques. Il fallait avoir foi dans son bonheur pour surmonter une telle épreuve. Qu’allais-je découvrir ? C’est le pari que je me suis lancé en retournant à San Salvador.
Je n’aurais pas eu le courage d’y aller sans certaines rencontres décisives. Ce sont les signes du destin. Il y a eu d’abord Rodolfo Oviedo Vega, un peintre natif de San Salvador et Parisien depuis de nombreuses années. Il m’a toujours dit qu’il m’accompagnerait si je voulais aller là-bas. Des circonstances malheureuses l’ont amené à renoncer à son voyage, mais il a remué ciel et terre pour que je bénéficie de toute la générosité dont il était capable. Et il a tenu parole. C’est d’ailleurs sa mère, Édith, qui est venue m’accueillir à l’aéroport Oscar-Romero. C’est aussi chez l’une de ses meilleures amies, la dessinatrice Judith Umaña, que j’ai été gracieusement logé. L’autre rencontre, très importante, s’était déroulée quelques mois plus tôt, une chaude nuit d’été, alors que je faisais le tour de l’Italie avec un sac-à-dos. J’ai vu un couple de Latino-Américains se prendre en photo au pied du Colisée. Nous avons engagé la conversation et j’ai été surpris d’apprendre qu’ils étaient Salvadoriens. Je ne connaissais pas encore l’extrême bonté de ce peuple, mais j’en ai eu rapidement la preuve avec eux : ils m’ont dit que, quand j’irais au Salvador, ils m’accueilleraient chez eux avec joie. Carlos et Stéphanie sont devenus mes amis. Et ils le sont restés.
Quand je suis arrivé, mon passeport a intrigué la police aux frontières. Les cas de Français nés au Salvador sont rares, et ils ne se bousculent pas au Salvador pour faire du tourisme. « Vous êtes salvadorien ? m’a-t-on demandé. — Non, je suis français. — Vous êtes né à San Salvador ! — Je suis français, je suis seulement né ici. — Alors vous êtes Salvadorien ! » Dialogue de sourds.
J’ai visité le pays la première fois en 2019, puis un an après. Mes amis se sont relayés pour que je puisse voir les lieux les plus emblématiques du pays, qui comptent parmi les plus beaux paysages de l’Amérique centrale : le volcan Izalco, les ruines mayas du Tazumal, le village de Panchimalco, la route des Fleurs, le lac de Coatepeque, le village colonial de Suchitoto, le volcan de Conchagua ou les plages de sable noir du Pacifique…
Quant à la capitale, l’âme du pays s’y condense. Le climat y est chaud toute l’année. Elle est construite au pied du volcan du même nom, ce qui fait qu’on le voit quel que soit l’endroit où l’on est. Sa dernière éruption remonte en 1917. Le cœur de la cité se concentre autour de ses trois places historiques, qui sont aussi les plus belles : la plaza Morazán, la plaza Gerardo Barrios, la plaza Libertad. J’y ai passé beaucoup de temps pour sentir battre le pouls de la ville. Elle n’est pas aussi dangereuse qu’on la décrit. Je ne m’y suis jamais senti inquiété, même au marché central.
Judith, la première, a retrouvé la trace de ma mère biologique, la seule dans le pays à porter ce nom. L’organisation non gouvernementale Pro-Búsqueda qui mène des investigations pour retrouver et remettre en contact des personnes séparées lors de la guerre civile a également retrouvé les mêmes traces pour ce nom. Pour ses démarches, Pro-Búsqueda veut absolument une preuve scientifique, ce qui nécessite d’effectuer des tests ADN que la personne a accepté. J’ai été moi-même soumis au même test ADN, mais je suis reparti du Salvador la première fois sans en avoir les résultats. Plus d’un an est passé avant que mon amie Pamela me rappelle pour m’apprendre que le test était positif : la personne était bien ma mère biologique. Mais j’étais loin d’être au bout de mes surprises : une chaîne de télévision française avait un projet de reportage sur les enfants adoptés au Salvador et voulait savoir si j’étais intéressé d’y retourner pour rencontrer ma mère biologique. J’ai été désemparé. C’était l’un des plus mauvais moments pour voyager : la France était paralysée par une pandémie mondiale, j’étais à la recherche d’un emploi et n’avais plus aucune source de revenus. Surtout, avais-je vraiment envie de savoir ? Mais j’ai senti au fond de moi qu’il n’y aurait pas deux occasions pareilles : j’ai donc pris la décision de partir. Un tel voyage avait à la fois quelque chose de romanesque, d’excitant et de terriblement angoissant. Le rendez-vous a été fixé quatre jours après mon arrivée. Certains jours n’ont pas la même teneur que les autres : le lundi 7 décembre 2020 est de ceux-là. Le rendez-vous était organisé par Pro-Búsqueda dans le quartier de Soyapango, réputé dangereux, mais j’ai tenu à maintenir cet endroit pour me rendre compte du lieu où j’aurais pu vivre. Je craignais que la présence des caméras enlève du naturel à la rencontre, mais elles se sont montrées si discrètes que j’ai fini par les oublier. La première chose que Madame Rufina m’a dite a été de me demander pardon. J’ai pu enfin donner un visage à la personne qui m’a mis au monde. Je me suis immédiatement reconnu dans cette figure : c’est mon portrait, enfant, avec les mêmes oreilles, les mêmes narines, la même couleur de peau, et avec ce type de cheveux noirs qui bouclent légèrement quand ils commencent à devenir longs. Ça y est : je sais, à présent. Je sais désormais qui est Rufina. J’ai passé la journée avec elle, nous avons fait connaissance, et le soir je lui ai dit au revoir. Je suis parti sans me retourner, raccompagné par Pamela. Dès que j’ai tourné le dos, j’ai pleuré, si bien que Pamela m’a demandé si je voulais qu’on y retourne, mais j’ai dit non, qu’il fallait qu’on parte. Bien des personnes m’ont demandé si je comptais rester en contact avec Madame Rufina, mais je crois que je ne le ferai pas. Certaines apparitions ne gardent leur poids en beauté que si elles ne se produisent qu’une fois. C’est la place et la destinée de celle-ci : être gracieuse et disparaître.
Désormais, quand on me demande d’écrire « lieu de naissance » sur les formulaires, ce sont les visages de Rufina, de Carlos, de Stéphanie, de Judith, de Pamela, d’Édith et bien sûr de Rodolfo, qui me viennent à l’esprit, et à tous mes amis qui, là-bas, sous un soleil tropical, vivent sans cesse sous le regard du volcan San Salvador.