Kendell Geers, The Plague Is Me
Une Vie de détournements
No Good Deed Goes Unpunished
Il est difficile d’être celui qui pointe du doigt lorsque tout le monde regarde ailleurs. L’exposition de l’artiste sud-africain Kendell Geers « The Plague Is Me, Une Vie de détournements » relate cette histoire. L’histoire d’un artiste qui n’a eu de cesse, en détournant certains codes et certaines œuvres de notre récente histoire de l’art, de pointer du doigt les erreurs arrogantes d’une communauté artistique occidentale baignée de privilèges blancs. Comme dans l’anthologie d’André Breton et avec beaucoup de rebonds, L’artiste détourne, souvent avec beaucoup d’humour, alors que l’institution artistique est focalisée sur son doigt, accusateur et non pas sur ce qu’il nous montre.
Pourtant, c’est en étant bien conscient d’être lui-même un catalyseur de ce qu’il va désigner comme problématique pendant des années que Kendell Geers continue de raconter une histoire autobiographique, qui ne se permet pas de parler au nom des autres. Cette histoire, c’est l’histoire de cette exposition et des pièces qui ont été utilisées, à dessein, par d’autres de façon à faire perdurer les œillères d’un milieu encore trop peu enclin à s’autocritiquer et à comprendre où et comment il perpétue ses fautes et prolonge ses failles à l’encontre de communautés culturelles asservies.
Pourtant ses œuvres sont des exorcismes identitaires, de culture, de l’histoire et du langage. Comment faire alors que l’on est né au beau milieu d’un crime contre l’humanité, pour réécrire sa propre identité ? Est-il seulement possible, alors que l’on est marqué du sceau de l’illégitimité, avec les exactions de l’Histoire comme couleur de peau, de soigner les stigmates de son identité ?
Tout ce qui casse a plus à raconter que le reste
(The Crime Scene)
Il y a plusieurs points important dans cette exposition et s’ils ne sont pas mis en avant de manière évidente c’est simplement parce que le travail de l’artiste n’avait pas encore été donné à voir, à être lu ou compris de cette manière ci.
Parmi ces points je donnerai en premier lieu toute son importance aux moments de destructions, et à tout ce qui a été cassé. Il faut avoir en tête “By Any Means Necessary” (1995), qui explique au visiteur de l’époque qu’une bombe a été cachée dans les murs du musée et qu’elle est susceptible d’être déclenchée à n’importe quel moment. Auto référence directe à une autre œuvre “After Hans Arp (Plant a Bomb Within the Institution of Art Set to Explode According the Laws of Chances)”, (1994), mais également à Malcome X. Si l’allocution de Malcom X a inspiré les Black Panthers, eux ont inspirés nombres d’artistes africains, et Kendell Geers en fait partie : “Cependant, depuis l’avènement du colonialisme, nous, Africains, avons réorienté notre créativité pour nous concentrer sur les questions plus urgentes de la libération. En conséquence, nous sommes devenus plus habiles à créer des révolutions et à poser des bombes qu’à peindre de jolies images. ” Aussi, “Titled Withheld (Vitrine)” (1993), où Kendell Geers brise ladite vitrine en y lançant une brique. Ces deux éléments ne sont pas choisis au hasard. Si la brique, éminent symbole de transformation politique et sociale depuis les révolutions de mai 68, c’est aussi un détournement de l’œuvre de Carl Andre, et la vitrine de celle de Joseph Beuys. Et si Kendell Geers cite ici aussi librement ces deux sommités de l’art minimal et conceptuel, c’est surtout parce qu’il essaye d’entrer en dialogue avec eux.
La conversation est pourtant simple : “Comment puis-je m’adresser à la communauté artistique contemporaine en place ? Et comment après avoir été l’assistant de Richard Prince, mais en ayant grandi en Afrique du Sud, en plein Apartheid, trouver un langage qui s’adresse au monde contemporain occidental sans pour autant renier ma culture africaine ? Comment sortir du cours de l’histoire de l’art et des politiques victimisantes à l’égard des populations africaines ? ”. Forcément ce nouveau langage ainsi créé, fait friction et éclats. Les éléments se brisent entre eux et cassent. S’ils cassent c’est aussi parce qu’ils sont fragiles et qu’ils ont abandonné la part mystique de leur culture. “L’art, comme ses mentors, Guerres et Religions, constitue la seule forme légale de transgression ”.
La vitrine en elle-même est un autre symbole. Celui du pillage des cultures non occidentales dont on est revenus fiers et arrogants en plaçant sous vitrines justement, les objets de culte qui étaient faits pour être ritualisés, dansés, vécus tout simplement. Sur le continent africain, il est impossible de séparer le masque du rituel auquel il est destiné. Il fait partie intégrante de la structure politique, économique religieuse et sociale pour laquelle ce dernier fait sens. Il est une tradition vivante et non un trophée que l’on arbore. En brisant cette vitrine, l’artiste laisse s’échapper symboliquement l’esprit de l’objet cultuel africain qui y a été enfermé, et pointe aussi du doigt, la capacité d’appropriation et d’oppression de l’écosystème culturel occidental. Ce serait manquer d’auto analyse que de ne voir dans ce geste de destruction que le seul d’un vandalisme hérité des années d’apartheid et de conflits sud-africains. Ce que tente de faire vaciller ici l’artiste, et sans même qu’elle s’en rende compte, c’est l’institution occidentale.
Alors après avoir fait exploser une bombe dans un musée, cassé nombre de vitrines avec des briques ou tiré à bout portant avec des armes à feu, puisque qu’il n’a pas été écouté, l’artiste fait rentrer de plein fouet une voiture dans la vitrine de la Galerie. Ce n’est pas de l’auto-sabotage c’est une nouvelle tentative de libération, parce que quand les choses se cassent elles peuvent être enfin envisagées avec un autre regard, et in fine, pour ce qu’elles sont. Il est important de redire que si Kendell Geers est un homme blanc, il n’en est pas moins un artiste africain. Et si la vitrine est brisée, alors nous pouvons enfin regarder le travail de l’artiste avec un œil nouveau.
Objets perdus et titres non divulgués
Il aurait pourtant suffi d’accorder de l’importance aux détails. Tout était déjà pointé du doigt dès le départ. De nombreuses œuvres de Kendell Geers sont décrites comme n’étant pas faites d’objets trouvés ou glanés, comme nombre d’artistes l’on fait en produisant avec ce qu’ils collectaient autour d’eux, mais composées d’objets perdus.
Si la biographie de l’artiste ne commence pas au jour de sa naissance mais En 1648 quand le Nieuwe Haarlem, un navire de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), s’échoue au pied de la montagne de la Table, ce n’est pas pour rien. Les rescapés du Nieuwe Haarlem survivent durant un an autour d’un fort de fortune, se nourrissant de produits de la terre, avant d’être rembarqués vers l’Europe par un navire de passage. Dans son rapport à la VOC, le commandant du navire suggère d’y établir une station de ravitaillement car le climat y est méditerranéen et le sol fertile. C’est ainsi que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales envoie Jan van Riebeeck pour y installer une base fortifiée, le premier comptoir européen en Afrique du Sud. Et ainsi également que démarre l’histoire officielle de l’Afrique du Sud telle qu’elle sera racontée par les européens : avec la survie « héroïque » d’un homme blanc s’appropriant ce qu’il ne possède pas. De la même manière que l’Amérique a été “découverte”, alors qu’elle existait bien avant que l’européen y accoste, un héritage culturel imprégné de privilèges tend à nous faire croire que ce que l’on prend nous appartient. Alors que la terre sur laquelle nous avons pu nous établir, de même que l’objet que l’on y trouve ont immanquablement appartenu à quelqu’un avant nous.
C’est donc en pointant du doigt cette légitimité d’appropriation que Kendell Geers crée avec des objets perdus. Il leur laisse ainsi la possibilité de continuer d’exister sans effacer leur histoire passée et même en la prolongeant d’un nouveau message.
D’une manière similaire, et toujours dans la création d’un nouveau langage artistique qui se nourrit de son apprentissage de l’art conceptuel et minimal occidental, Kendell Geers titre souvent ses œuvres T.W. ou title withheld, en français : titre non divulgué. A l’instar des peintres bien connus comme Klein ou Rothko qui n’ont eu de cesse de nommer leurs réalisations “sans titre”, alors même que celles-ci tendaient vers un éveil conceptuel et spirituel, notre artiste rebat les codes de l’art occidental et propose un langage plus honnête et assumé où l’importance des mots, comme il aime à les manier dans tant de langues, mérite d’être disséquée et analysée.
Ses titres non divulgués, nous poussent à chercher plus loin dans la signification de son travail. Sans titre fait office de non-sens. Il est compliqué en utilisant des mots de ne pas nommer un artéfact en lui donnant un nom qui signifie qu’il n’en a pas. Il faut pour l’artiste une lecture avec plus de sens et d’histoire. Sans titre, nous parles de l’institution artistique elle-même et de son histoire. En dehors de celle-ci, cette nomenclature n’a aucun sens. Titre non divulgué, parle de l’indicible habitude du langage, de son utilisation répétée et du préjudice qu’elle provoque par assimilation d’usage. Car dans l’utilisation du mot withheld, c’est toute l’histoire de l’apartheid qui résonne. C’est le mot que la presse utilisait en faisant le compte rendu des attaques à la bombe d’alors, mentionnant le nombre des victimes en occultant leurs noms. En anglais : names have been withheld. Encore une fois dans son travail et sa nomenclature, c’est une partie de l’histoire qui peut se lire si l’on y prête attention.
Coupable ?
Il est donc primordial d’accorder de l’importance aux détails et aux histoires qui les accompagnent lorsqu’il s’agit d’appréhender le travail de Kendell Geers. Et s’il y a bien une œuvre devant laquelle il faut ne pas passer sans la voir c’est : “I am Still (Guilty) Alive” (1997). Il s’agit d’un simple télégramme de l’office postal de Johannesburg qui dit : “I am still alive, Kendell Geers”. Ce télégramme est le témoignage d’une exposition performance qui a eu lieu en 1998, en bordure de Pretoria au fort Klapperkop. Ce fort est un véritable symbole de l’histoire coloniale hollandaise en Afrique du Sud. Invité à y organiser un événement artistique, Kendell Geers constate que la date anniversaire de la construction de ce fort aura lieu pendant son exposition. Il invite toutes les associations étrangères à venir célébrer cette date anniversaire et intitule l’exposition “Guilty”. Lorsque que toutes les délégations étrangères réalisent la supercherie, l’accès est interdit à Kendell Geers et son exposition est annulée. La police émet même un mandat d’arrêt à son encontre car un groupe d’extrémistes néo-nazi le désigne « personne à éliminer ». Mais les célébrations historiques, elles, sont toujours d’actualité. C’est en fait avec ces célébrations que tout se joue. Réellement annuler l’exposition reviendrait à annuler les célébrations et donc à annuler l’histoire. Il convainc alors sa galerie de louer un avion qui tractera au-dessus du fort une banderole imprimée “Coupable” en plusieurs langues. Pirouette d’humour noir ultime, les néo-nazi célébrant leur histoire coloniale ont crié aux visiteurs de « l’exposition » : « Nous ne sommes pas une œuvre d’art » Cette histoire ayant donc courroucé de nombreux groupuscules nationalistes, c’est aussi pour sa sécurité que Kendell Geers s’est vu refuser l’accès du fort. Ce que personne ne savait à l’époque c’est qu’il se trouvait dans l’avion survolant le site…
Elles sont nombreuses les actions ou situations qui font œuvre dans le travail et tout au long de la carrière de Kendell Geers. Chacune a son histoire, et ces histoires sont trop peu racontées. La véritable histoire dans tout cela, c’est qu’il y a des œuvres dans le corpus de l’artiste, montrées dans cette exposition, qui au moment de leur réalisation ont été rejetées par les institutions culturelles. Ainsi : “Portrait of the Artist as a Young Man (Dark Continent)” (1995 – 1998), où il imprime au dos d’une affiche de Felix Gonzales Torres (Veteran Day Sale, de 1989), un portrait de lui sur l’affiche d’une exposition intitulée « Dark Continent », en treillis militaire, assis sur un trône de guerre africain. Il est entouré de masques traditionnels et lui-même revêt un masque à l’effigie de Nelson Mandela. Masque et treillis qu’il avait déjà porté lors d’une performance pour sa première rencontre avec le président sud-africain. L’œuvre date de 1998, 20 ans avant le scandale des “Black Faces” aux États-Unis et bien avant que la notion d’appropriation culturelle n’ait pas pris l’importance qu’elle revêt aujourd’hui. Déjà à cette époque l’artiste posait la question : “comment incarner les marqueurs d’une culture dont on ne possède pas la couleur de peau ? Comment lui donner une voix sans lui prêter les mots qu’une autre culture asservissante projetterait à son égard ? Justement en employant le masque et non pas le grimage. Comme historiquement les cultures africaines l’ont développé en faisant du masque l’attribut et l’incarnation d’un esprit.
Il en va de même des deux œuvres “Title Withheld (Score) – Don’t Mess With Mister In Between” (1996), et “Title Withheld (Score) – Trade Routes” (1997), qui pointaient du doigt déjà à la fin des années 1990, les proportions inégalitaires d’artistes exposé·e·s dans les manifestations d’art contemporain, selon leur genre, leur « race » leur sexualité revendiquée ou leur confession. Pour nous aujourd’hui, ce résultat est affligeant. Ces œuvres, aucun musée, aucun·e curateurice n’a choisi de les montrer avant cette exposition, alors même que maintenant, 25 ans plus tard, ce combat pour la parité et l’inclusivité fait rage, notamment dans les institutions. Sans doute étaient-ils alors déjà très satisfait de montrer un artiste africain ?
Le fait que Kendell Geers, artiste africain blanc ait été quasiment le seul artiste africain représenté en Europe dans les années 1990 et 2000, attire notre attention sur les préjugés raciaux qui habitaient encore la scène artistique occidentale à cette époque.
Last but not least : “No Objects (White Out) ” (2000), est un objet perdu rectifié. Ce catalogue de la collection Annick et Anton Herbert, une des plus grandes collections d’art minimal conceptuel privée en Europe s’intitule “Many Colored Objects Placed Side By Side To form A Row Of Many Colored Objects”, d’après une œuvre de Lawrence Weiner (de nombreux objets de couleurs placés les uns à côté des autres pour former un rang d’objets). Cependant, au sein de cette collection ne figure qu’un artiste racisé et une seule femme !
La réponse de Kendell Geers à ce qui nous apparait aujourd’hui comme une aberration, résulte du détournement du titre même de l’ouvrage. À l’aide de tip-ex blanc pour effacer le mot objet, l’artiste écrit : “Many Colored s Place Side By Side To form A Row Of Many Colored s” soit en français : “Plusieurs personnes de couleur placées les unes à côté des autres pour former un rang de plusieurs personnes de couleur”.
Alors coupable ? Mais de quoi ? Et vis-à-vis de qui ? Peut-être qu’avec le recul Kendell Geers est seulement coupable d’être né dans la mauvaise couleur de peau au mauvais endroit. Quand ce dernier a pointé ce fait du doigt, conscient que l’institution se satisfaisait de montrer un artiste africain, à la même couleur de peau blanche que les autres artistes de sa programmation, la communauté artistique occidentale aurait dû réaliser qu’il y avait encore du chemin à faire avant d’être capable de déconstruire son regard, sa pensée et de commencer à montrer le travail de ces artistes invisibilisé·e·s. L’institution a préféré faire de Kendell Geers un artiste trop violent. Mais la véritable violence ne se cache-t-elle pas là où l’artiste nous la pointe du doigt ?
Léo Marin