PRESQUE COMME A LA MAISON
Très riche et étonnante exposition des photographies de Natacha Lesueur à la Galerie Eva Vautier à Nice, vivifiante, pleine d’humour et de grincements dont le support est l’ardoise magique du corps. D’abord dans la série des Empreintes (1994-96), les surfaces de l’épiderme s’impriment de motifs variés, se façonnent et bougent dans leur quotidien, demi-nus. Ils montrent leur plasticité avec des marques rougies comme les traces de l’enfance indélébile, entre jeu et cruauté, papillons ou fleurs sur une partie du corps fragmenté. Tandis que l’une se lit entre les lignes, l’autre vit sa vie vestimentaire de l’ordinaire. En cela aussi, les personnages (plus que les personnes) ne sont pas figés dans un contexte spatiotemporel et véhiculent la mémoire du corps qui se fait page de chair. Il y a un avant qui évoque une scène avant la scène.
Avec la série Humeurs des fées (2020), l’humour croise le cauchemar, dans des photographies qui se retouchent ici comme à l’ancienne. La chevelure se (re) dessine grisonnante, à la mine graphite ; on la modèle de coupes désuètes ou contemporaines, ornée, parée ou pas. Les personnages féminins posent plutôt en retenue, sans toutefois fixer le spectateur à l’exception de La fée tachée. Leur absence dérange notre présence.
Tout en couleurs, les images maculées d’hybridations et de magie, révèlent les corps avec leurs subtils détails intimes. Ils se dévoilent : poils sous les bras, imperfections de l’épiderme, rides. Le regard du spectateur n’oblique pas vers le décolleté ou le visage, mais dévie sa trajectoire vers un événement inattendu (je songe au jeu des 7 erreurs), il morcelle l’intangible narration. Alors les imageries féminines archétypales se déconstruisent et se réinventent. L’enfance piétine ce qui l’efface et remonte à la surface du présent. Le conte n’est pas terminé, il est à réécrire. La mariée a cramé son voile, la princesse est triste, la fée a cassé sa baguette magique, des matières dégoûtantes se répandent dans les cheveux, l’épouse délavée n’est pas la fée du logis, les enfants sont ailleurs et jouent avec les fantômes en chantant « A la claire fontaine… ». Toute l’attention portée culturellement à la chevelure des femmes, sujet inflammable, depuis la nuit des temps, tous les fantasmes et les diktats explosent dans un feu de Bengale, filent avec une fusée luminescente. La fée-sorcière brûle.
Ni jeunesse, ni vieillesse linéaire là où tout en même temps les temps se croisent. La femme d’après se souvient de la femme d’avant, et du regard portée sur elles deux. Les vulves miniatures au bout des doigts posées sur les ongles de La femme sertie (on se souvient des sculptures d’ongles des débuts de Natacha Lesueur) comme un vernis, des bonbons Haribo ou des bijoux d’une déesse pleine de mains caressent les pensées et les zones « éroticogènes », pendant que l’enfant à naître tend la peau du ventre.
Il y a de l’enchantement devant ces corps multiples aux expressions diverses et désenchantées qui soulèvent une part de nos vécus, de nos habitudes ou de nos fantasmes, et mettent à mal nos projections sur ce que représente l’étrange autre. Comme souvent dans les photographies de Natacha Lesueur on vacille avec des sensations contrastées, d’attraction et de répulsion. Si les corps nous sont familiers, ils présentent des sortes de détournements incongrus. Qui ne s’est jamais déguisé sans éprouvé le trouble d’une situation cocasse, une certaine angoisse sous le masque de la fête ? Difficile de ne pas songer à L’intrigue de James Ensor et au Jardin des délices de Jérôme Bosch. Ça pétarade et ensorcèle de manière féérique. Des photographies parfaites comme à la maison.
Sophie Braganti
Exposition Natacha Lesueur
Plus jamais de cheveux collants (même par temps humide)
Du 29 janvier au 26 mars 2022
Galerie Eva Vautier, Nice.
Photographies de l’exposition François Fernandez