Exposition Gérard Serée jusqu’au 31 mai 2024 à la Médiathèque d’Antibes.

L’ABSTRACTION HEUREUSE

Gérard Serée poursuit son chemin d’artiste avec la détermination de celui qui sait combien l’ivresse de la création est la seule terre promise ici-bas. La source et la fin de toute chose. Et que cette joie de faire danser les lignes et faire chanter les couleurs se renouvèle avec toujours plus de vigueur et d’allant n’est pas le moindre prodige qu’il nous faut célébrer ici. Certes, l’œuvre abondante de Gérard Serée n’est pas décorellée de l’histoire récente de l’art. On sait ce qu’elle doit à l’abstraction lyrique américaine, voire à Supports/Surfaces, surtout à ses maîtres directs comme Daniel Dezeuze ou Jean-Pierre Pincemin, mais on remarquera qu’elle se développe indépendamment des mouvements artistiques qui lui sont contemporains, l’artiste restant fidèle à la peinture gestuelle et à une recherche intériorisée des sensations les plus intimes.

Sans doute, chque artiste est-il une singularité qu’aucun groupe ni aucune tendance ne peut véritablement absorber sans réduire à néant la qualité intrinsèque de son expression. Avec Gérard Serée, qui a installé son atelier à Nice, apportant avec lui une certane rusticité normande qui le distingue de la débrouillardise des brocanteurs nombreux dans cette ville à « faire de l’art », seule une rétrospective de son travail depuis presque cinquante ans pourrait faire la démonstration de l’unité de sa démarche et de la richesse de ses libres variations. Aujourd’hui l’exposition à Antibes est l’occasion de montrer que l’œuvre picturale et gravée, plus que jamais abstraite et plus que jamais émotionnelle, se déploie avec bonheur dans le livre. D’autant que l’espace rectangu!aire des tableaux se lira comme les deux pages d’un livre ouvert, ce que sont d’évidence les diptyques. Des ouvrages, donc, qui s’évertuent à donner de l’ampleur à l’étendue restreinte de la toile, comme celle de la feuille, et bien sûr celle de la page.

Gérard Serée peintre, c’est une gamme de couleurs des plus vives, jouant sur les rapports complexes entre masses et nouant ou dénouant les formes entre elles. C’est une vision éphémère qui possède son caractère inconscient et mouvant. L’artiste ne voit ce qu’il a fait qu’une fois qu’il l’a fait. Ça lui saute aux yeux comme une révélation inattendue. Il en est de même pour le spectateur attentif. La scène se dégage d’un fond uni et déploie ses silhouettes modelées et enchevêtreées comme un événement surgissant d’une rêverie. On dirait un art débarrassé de toute intention, de toute volonté, qui serait apte à nous montrer de quelle plénitude est faite l’existence vouée à l’art. Le geste précède l’idée ! Non pour évacuer tout désir ou tourment mais au contraire pour en chercher l’origine et ainsi le comprendre et l’exorcicer. Mais ces tableaux sont-ils aussi abstraits que l’on veut bien le croire ? N’y-a-t’il pas rappel d’un événeent qui s’est produit dans l’existence de l’artiste ? N’évoquent-ils pas un sentiment fugace qui se matérialise dans une ambition artistique ? De quelle réalité profonde une peinture est-elle au juste l’aboutissement ? Il est convenu de penser que la réalisation d’un tableau (comme d’une gravure, d’un livre ou d’une sculpture) est sans finalité autre que de procurer une trace de ce qui s’est produit dans l’esprit de l’artiste au moment de créer. Criante est l’autonomie jalouse de l’artiste en chacune de ses œuvres !

Chaque œuvre se construit, sans que cela soit manifeste, comme un espace affranchi de toute référence. Le vocabulaire visuel, qui n’est en rien allusif, se charge de conduire le spectateur vers ses propres propensions à l’interprétation. L’œil se laisse subjuguer par des arrangements suggestfs et par l’effet d’ensemble. Le sous-entendu érotique n’est pas négligeable. Comme dans la pratique elle-même : on reconnaîtra sans mal quelle lutte d’amour est à l’œuvre entre le peintre et sa toile, comme entre le graveur et sa plaque de métal, ou encore entre le sculpteur et son bloc de terre. Les outils de l’artiste produisant des effets distincts et autant d’expériences physiques dotent les œuvres d’une vigueur qui n’st pas étrangère à la métaphore sexuelle et explique bien les audaces formelles.

Gérard Serée, captif d’une chorégraphie qui l’enchante, semble donner vie à des danseuses tourbillonnant sous sa main. Nous percevons ce que nous pourrions appeler des écharpes qui serpentent avec des cotillons, des rubans s’entrelaçant, des formes se chevauchant, se mettant en pelote. Leurs contorsions donnent le tournis. L’espace indéfini dans lequel évoluent ces figurations de l’humeur de l’artiste fixent un moment de vertige. Serait-ce l’image du ver coquin qui envahit le cerveau de l’artiste ? Serait-ce un étourdissement provoqué par la vitesse d’exécution ? L’artiste nous incite à traverser un univers organique, peaux et viscères, encolures, joues, paumes, aines, gorges, le tout se contractant et se dilatant. Des poussées impétueuses sont prises sur le vif. Nous asssistons à une incubation, à la dispersion des spores, à la libération des semences. Des bras, des tentalcules, des trompes suçent les linéaments disponibles. Pas d’accalmie en ce jeu d’attractions réciproques, d’appas jetés et d’encorcellement. Une fête païenne vouée au plaisir extatique qui me fait penser au mot de Charles Bukowski, un des auteurs préféres de Gérard Serée : « Et quand je m’installe devant la machine à crire c’est comme si je sculptais des nichons sur une vache. »

Avec Gérard Serée, pas d’angoisse ni de géométrie, pas d’aplat monotone, mais un grouillement, une vitalité, l’exaltation d’être ici et maintenant. Ce n’est pas la pureté de l’acte qui dicte à l’artiste son geste mais sa véracité, sa singularité dans l’instant. Aussi ne répond-il pas aux thèmes de l’époque, ne restitue-t-il pas une réalité extérieure, n’imite-t-il pas, demeurant hors du processus de vraisembance. Il peint et dessine ce que serait une musique sentimentale, un art lyrique tout en forces intérieures.

Il faut parler du trait de l’incision chez Serée (qui ne s’intéresse donc pas à la lithographie ou la sérigraphie) car cela ne produit pas un dessin au sens classique, ne suscite pas de figuration, ne distingue pas les espaces, ne crée pas de silhouettes, ne sépare pas. Le trait s’associe à d’autres pour constituer un réseau complexe qui fera surgir une forme dans notre esprit tout en la laissant dormir. C’est un étrange effet de cette vitalité graphique abstraite qui ne se plie pas aux injonctins de la représentation mentale des objets. Par exemple, les lignes épaisses qui suggèrent les traits d’un visage sont ici très bizarrement appelés à revenir à leur état natif, encore non signifiant : le nez, l’orieille, le menton, les yeux ne le sont pas encore qui ont conservé leur capacité à se métamorphoser en d’autres organes de la perception.

Les terres cuites, quant à elles, elles se présentent comme des monticules érigés en totems, en supports d’éveil à la sensualité. La terre est une chair qui est pétrie, malaxée, pressée, lissée, scarifiée. Serait-ce de la viande, des réjouissances sur lesquelles déverser l’éventail des touchers, trancher, détendre, piquer, amollir, raidir, marquer… et orner d’un bijou primitif, le galet ! En expansion également, ces sculptures qui ramassent et concentrent tout le chahut de la sensibilité.

Gérard Serée n’est pas un artiste qui répondrait simplement à des sollicitations d’éditeurs pour créer des gravures et des livres illustrés. Cela lui est arrivé, mais il a principalement envisagé son activité dans ces domaines en tant que concepteur, créateur et diffuseur indépendant. Pour lui une gravure n’est pas moins importante qu’une peinture tout comme un livre. C’est lui qui choisit le papier, l’encre, la technique et le tirage, toujours restreint. Le livre est pour l’artiste un ensemble de pages qui rend compte d’abord d’une relation amicale et d’une expérience commune avec un écrivain. L’artiste imagine le format, le nombre de cahiers, le type d’interventions, le nombre d’exemplaires, la couverture et l’emboitage. Certains auteurs se livrent à l’écriture manuscrite de leurs textes. D’autres préfèrent la typographie. L’architecture générale du livre est le fruit d’une collaboration qui s’étale patiemment sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Le texte reste sur sa page et ce qu’on appelle par défaut l’illustration sur la sienne, quand les deux n’investissement pas le pré carré de l’autre et font jouer leurs espaces respectifs de manière fusionnelle. Bandeaux et culs-de-lampe, gravures et collages, lavis et gouaches, sont l’objet d’une attention particulière de la part de l’artiste qui prend grand soin de l’emplacement de chacun dans une recherche d’harmonie. Il s’agit chez Gérard Serée aussi bien de livres illustrés dans la mesure où la relation avec un poète induit un rapport d’antérioriré de l’un à l’autre, mas aussi bien de livres d’artiste tant ils sont le résultat d’un travail personnel qui trouve dans l’objet et support un moyen d’explorer plus avant des recherches et leur donner un écho auprès d’un autre public.

Depuis les origines l’art se confronte aux conventions de la représentation. Gérard Serée ne s’y soustrait pas, mais, alors que nombre d’artistes ressentent la nécessité d’interroger toutes sortes d’imageries en en détournant la fonction et l’usage, il préfère donner vie à ce qui n’existe pas ailleurs que parmi ses propres sensations. Humblement, son geste, toujours inaugural, matérialisant la joie de créer, nous invite à multiplier les chances de vivre de tels instants salvateurs. On ne sait si l’art ou la poésie sauvera le monde mais on peut imaginer avec une certaine probabilité que l’art et la poésie ont sauvé Géard Serée.

Christian Arthaud

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