Entre les lignes, Moco et La Panacée (Montpellier)
Deux lieux divisées en cinq espaces, précédés d’un prologue (ou d’une antichambre) historique… Cette exposition entend mettre en lumière les rapports privilégiés censés relier Art et Littérature. L’ère est à l’hybridité, au mélange des genres et pas que… Le prologue, au Mo/co, ce sont les précédents célèbres, Diderot s’épanchant sur Greuze, Baudelaire exaltant Delacroix (et le portrait du poète par Deroy) et Les Phares tels que Goya, Huysmans fasciné par Moreau, Claudel par son illustre sœur ainée Camille, Ponge interpellé par les sculptures de la montpelliéraine Germaine Richier, De Beauvoir par Giacometti, le Nobel chinois Gao Xingjian… Un intermède permet à quelques célébrités du monde de l’art de livrer leur point de vue sur la littérature (Benchamma aborde le problème de front et tire son épingle du jeu en évoquant la temporalité narrative). Ensuite, démarrent trois expositions confiées à trois commissaires littérateurs dont les deux premiers ont manifestement joué la carte de la sûreté en présentant des artistes du XXème siècle, représentatifs de deux des mouvements les plus décisifs de cette époque, en France du moins : la Figuration Narrative et Supports-Surfaces. Eduardo Arroyo est un précurseur du retour en grâce de la peinture figurative et « éveillée », tandis que Bernard Pagès a pratiqué l’hybridité des matériaux alors que ce concept n’inondait pas encore les discours des idéologues. Certes Arroyo, choix de son ami Daniel Rondeau, est espagnol mais Jean Clair n’hésite pas à l’inclure dans son ouvrage sur l’Art en France – des années 70. Figuratif, l’art de ce peintre aujourd’hui décédé, est également engagé, d’un point de vue politique évidemment, et aussi esthétique, sa tendance ayant beaucoup contribué à renouveler les codes de la figuration, et représentant, de toute façon, une alternative à l’art abstrait dominant de l’époque. Arroyo n’hésitait pas de surcroît à peindre ses références littéraires, qu’il s’agisse de Robinson Crusoé, sans doute un autre lui-même dans sa solitude figurale d’exilé, ou de Moby Dick, et le Balzac de la bien nommée Comédie Humaine, entre autres (Blanche-Neige, Orson Welles). L’autre artiste invité, par Maryline Desbiolles, n’est autre que son compagnon Bernard Pagès, l’un de nos grands sculpteurs français, foisonnant et inventif, ainsi que le prouve justement cette présentation des Torses et des Fléaux. Les premières cités associent des troncs et branches élaguées à des tôles distordues et peintes dans une intention prothétique et baroque. L’assemblage, monumental, est posé au sol. Les Fléaux combinent aussi le béton et le métal dans une volonté conquérante, expérimentale, prophétique, sur socle, alliant finesse et robustesse, lignes fines et base massive, monde rural et matériaux urbains ou industriels. On entrevoit un autre Pagès : celui des empreintes, et celui plus intime du Paysage au hangar, où l’on découvre un Pagès peintre. Le troisième niveau est dévolu à Christine Angot qui s’est assuré la complicité de l’architecte Patrick Bouchain. L’installation contraste par sa sobriété avec la pléthore de toiles et d’informations de l’étage et le foisonnement spatial du rez-de-chaussée. On n’est plus dans l’Histoire de l’art mais dans les blessures intimes, dans l’émotion à l’état brut, dans les confessions douloureuses. Quasiment dans l’œuvre de l’écrivain dans son aspect sonore, tridimensionnel et objectal. En tout cas dans la littérature, sans complaisance ni concession.
A la Panacée, on quitte le XXème siècle (rideau de perles à traverser, de Gonzales-Torres ou les Fantômes de livres à la suie, de Claudio Parmiggiani) pour rejoindre le XXIème avec les six installations choisies par Jakuta Alikavazovic. Les objets domestiques sont à la fois rongés et protégés par le sel utilisé par Bianca Bondi. Le temps fait son œuvre sous nos yeux. On revoit avec intérêt l’aquarium aux petits cratères qui rejette des pigments en hommage à Turner, de Dora Dior. L’installation de sept fils à pendule géants, de Tarek Lakhrissi, en verre coloré, nous immerge à la fois dans l’enfance magique, dans la culture originelle de l’artiste et dans un septuor d’ombres et lumières. On entre ainsi dans l’univers intime de l’écrivaine. Les dernières salles traitent d’un sujet tabou, même si très présent dans l’Histoire de l’art : l’autopsie. On est dès lors comme hors du temps. Le visiteur est d’emblée heurté de plein fouet par les nombreux gros plans en couleur d’Andres Serrano, en grand format, sur des visages saisissants de réalisme. Les photos noir et blanc, plus modestes de Jeffrey Silverthorne nous ramènent davantage encore à notre misérable condition d’être de chair. Les petites peintures de Rafael Rodriguez vont dans le même sens. La vidéo de Stan Brakhage est à peine supportable. L’expo se termine ainsi sur un rappel que toute vanité achoppe sur une perspective commune, du moins pour l’instant, et pour le commun des mortels. De ce point de vue, l’art est une échappatoire, un exutoire, une consolation, un pas au-delà de l’Histoire et de nos histoires. Les portraits au sol d’Antoine Agatha, sont en prise avec l’actualité la plus brûlante ; ils prouvent qu’Art et Histoire peuvent se rejoindre et que l’horreur, même en Art, sait bouleverser. Enfin la référence drapée au féminicide, orchestrée par Térésa Margolles, touche par sa simplicité et sa justesse.
Les rapports entre Art et Littérature sont trop complexes pour être traités lors d’une exposition, même assortie de présentations de livres d’artistes ou de lectures, de conférences explicatives etc. Il faut donc plutôt envisager cette balade comme un parcours partiel parmi les divers sentiments qui animent les écrivains dans leur rapport à l’art : d’amitié pour l’un, de familiarité pour une seconde, de tragédie biographique pour la troisième, dans le sentiment du temps qui passe pour la quatrième, hanté par la fatalité de la mort commune pour le dernier. C’est déjà beaucoup même si on peut toujours attendre plus d’un sujet aussi vaste et aussi ambitieux. BTN
Jusqu’au 19-05