Daniel Cordier, a collection in his own image

Une collection à l’image de l’homme

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En 2015[1] je m’entretenais deux heures durant avec Daniel Cordier de l’artiste Jean Dewasne. Accueillie dans son appartement cannois, nos échanges évoquent les artistes aimés et exposés dans ses différentes galeries, à Paris et à New-York mais aussi la guerre et la résistance. Ses propos ont souvent un ton intime qui révèle la générosité, la sincérité et l’humour d’un homme dont le maître mot : Liberté est à l’image de sa collection d’objets, de peintures et de sculptures. Un témoignage sensible et inédit dont voici quelques extraits.

 

« Tous les artistes sont des hommes singuliers vraiment tous, chacun dans un style différent, il n’y pas de copie mais je pense que simplement ils sont tous peut-être un peu fous (rires). Je pourrai dire cela de l’ensemble des artistes, c’est normal d’ailleurs ce sont des créateurs. La création est une source de questions auxquelles nous n’avons jamais pensé et dont ils montrent un effet, un résultat, ce n’est pas le début de quelque chose, c’est la fin et c’est toujours très important. (…) C’est ça qui est intéressant dans le domaine de l’art c’est cette extraordinaire liberté, on découvre que c’est un lieu de liberté et comme la liberté c’est le dernier mot de ma vie !.. »

 

La collection de Daniel Cordier reflète l’extraordinaire liberté qui fut la sienne dans ses choix artistiques. Ne s’occupant pas des modes ou des tendances, il fut d’abord en tant que galeriste puis en tant qu’« amateur » -terme qu’il préférait à celui de collectionneur- un incroyable découvreur, introduisant par exemple en France les américains Robert Rauschenberg ou Louise Nevelson. Également très attentif à la création de son temps il contribua à faire connaître Jean Dewasne, Dado, Kalinovsky, Kiffaux, Lablais etc., et, fait assez rare pour être souligné, il eut vingt-deux artistes sous contrats. Si les artistes aimés et défendus par Daniel Cordier sont nombreux et différents, une certaine unité se dégage de l’ensemble de sa collection ; peinture, sculptures, objets forment un tout où chaque élément trouve place. Chaque œuvre, chaque objet choisi par Daniel Cordier semble vivant comme s’il portait l’empreinte, la charge de celui qui les posséda. Quand Daniel Cordier, outre Dewasne me parla des artistes qu’il avait aimé notamment Dado, Kalinovski, Gadenovsky, Dubuffet, Lablais, Michaux, Nevelson etc., il le fit avec un éclat dans le regard qui témoigne que l’art, la passion et les grands hommes ne peuvent s’éteindre.

 

« Quand les gens sont passionnés par quelque chose ils le recherche dans tout ce qu’on leur montre dans tout ce qu’ils voient. Moi ce qui m’intéressait c’était de montrer les choses qui me plaisait (…) un jour c’était Michaux et après c’était Matta et ainsi de suite, c’était des choses tout à fait différentes et c’est ce qui était intéressant dans ma galerie. Je n’ai même montré que ce qui me plaisait. Je n’aime pas tellement les spécialistes parce que je ne suis pas du tout un spécialiste et ma seule spécialité c’est le plaisir. Au fond quand j’ai découvert le Prado, je ne savais pas du tout ce que j’allais voir, je ne savais pas ce qu’était un musée, j’y allais parce que Jean Moulin m’avait dit « Après la libération vous irez au Prado pour voir ce qu’est la peinture ». C’était vraiment le hasard (…) et c’est ça que j’aime dans la vie, c’est une suite d’événements qui orientent votre vie, c’est une suite, au fond, merveilleuse de hasards. Et d’ailleurs je n’aime pas tellement les vies qui sont trop construites (rires). Je suis un homme de liberté, pour moi c’est la seule chose ! je me suis battu pour la liberté et pour ça je suis tout prêt à repartir ! »

 

Après la Libération et la visite au Prado, Daniel Cordier rentre à Paris, un héritage lui permet d’acheter des œuvres. Dans un Paris qui est encore la capitale de l’avant-garde artistique, l’activité artistique reprend timidement mais le Salon des Réalités Nouvelles, inauguré en 1946, compte dès ses débuts le meilleur de l’art abstrait, comme par exemple Auguste Herbin, Felix Del Marle, Jean Arp, etc., et c’est là que Daniel Cordier reçoit son premier choc, l’œuvre d’un jeune artiste abstrait : Jean Dewasne.

 

« J’ai gardé de lui quelques gouaches que j’aime beaucoup, je pense que c’est une œuvre ! D’ailleurs avec les hasards de la vie, je trouve curieux qu’il n’ait pas eu la reconnaissance qu’il mérite. Quand j’ai visité ce Salon des Réalités Nouvelles, il n’y avait pas grand-chose à Paris, c’était juste après la guerre, je ne connaissais rien à rien à rien mais là cela a été le coup de foudre, la folie ! Le grand choc fut Dewasne mais un Dewasne !!! pas un « vrai » Dewasne, un Dewasne ancien. Cela m’avait beaucoup plu donc j’ai pris son adresse et je suis allé le voir (…) c’était le lendemain de l’ouverture de ce salon, je lui ai acheté quatre ou cinq tableaux parce que je suis fou ! C’est une maladie que j’ai tout de suite découvert avec Dewasne. Michaux j’en ai acheté un parce qu’il n’y en avait qu’un à vendre mais Dewasne boum ! j’en ai acheté cinq ou six d’un coup ! Je lui disais : « Quand vous avez des nouvelles choses téléphonez-moi ça m’intéresse », tout ça je ne le savais pas encore mais je me découvrais à travers l’amour de la peinture et donc j’ai acheté ses œuvres, (…) Quand j’ai vu ça j’étais fou ! c’était l’amour, alors évidemment ! (rires). Je n’avais jamais vu d’art abstrait ; il y avait le Prado et puis ça. C’était probablement le fait de l’abstraction, ce jeu de couleurs les unes à côté des autres, c’est très difficile à expliquer. (…) j’admire beaucoup Dewasne, je trouve que c’est très beau. C’est ça, c’est ça, c’est ça la vie ! C’est la vie ! En réalité, il y a des pierres, des cailloux, il y a le ciel, il y a l’eau et puis tout d’un coup (éclats de rire) et ça, ça, ça me rend fou ! C’est un homme que j’admirais parce qu’il avait créé un style tout à fait personnel et c’est vrai que je souffrais de voir qu’au fond il n’était pas reconnu. »

 

Dans cet extrait Daniel Cordier évoque également brièvement Henri Michaux car s’il est communément admis de dire que la première œuvre qu’il acheta fut de Dewasne, il me confia lors de cet entretien que la première œuvre fut en réalité une aquarelle d’Henri Michaux :

 

« (…) Il ne faut pas que je vous cache la vérité (rires), la toute première oeuvre que j’ai achetée chez une librairie d’occasion Boulevard Saint Germain, était une petite aquarelle d’Henri Michaux, c’était une aquarelle très jolie, très intéressante, je ne savais pas que Michaux était un écrivain. C’était tout à fait à la fin de la guerre et étant donné que j’avais terminé ma guerre à Paris, j’avais des rendez-vous partout et c’est comme cela que j’ai découvert cette boutique tenue par la fille d’un professeur de l’école des beaux-arts. »

 

Néanmoins le premier choc esthétique fut bien avec Dewasne dont il garda toute sa vie des gouaches et acheta des œuvres emblématiques léguées ensuite au Centre Pompidou dont elles enrichirent les collections.

 

« Tous ces gens que j’admirais, je les admirais d’autant plus que j’ai eu la chance ou la malchance de vouloir être peintre ; pendant huit ans j’ai fait de la peinture et j’ai finalement compris à quel point j’étais nul (…) mais je ne regrette pas ces huit ans parce que cela m’a permis de regarder. Cela m’a appris à comprendre la peinture par l’intérieur, par la constitution d’un tableau, l’importance des lignes, des couleurs, des constructions et j’en suis très content, je suis content parce que quelqu’un qui a fait de la peinture, même si c’est très mauvais, comprend ce qu’il regarde dans les musées et, pourquoi effectivement c’est quelque chose ! »

 

Les musées furent en effet une chose fondamentale dans sa vie, alors que nous discutions du fait qu’il n’y avait pas de peintures sur ses murs il me dit qu’il n’avait pas besoin de vivre entouré car tous les voyages qu’il avait fait il les avait fait pour les musées, dans le monde entier. Durant tout l’entretien j’avais d’ailleurs en face de moi, accrochée sur un mur, une carte postale représentant les statues de l’île de Pâques ce qui rendait ce moment encore plus fantastique.

 

« Tous les voyages que je fais je les fait pour les musées, dans le monde entier. Je ne dis pas que je connais tout mais enfin je connais beaucoup de choses, aux Indes, en Chine et j’y suis allé plusieurs fois donc ce ne sont pas des souvenirs à moitié je vois où sont les choses. J’ai visité l’ensemble des Indes, il faut un mois et demi pour faire un tour assez complet des choses, j’y suis allé quand même douze fois ! Douze fois et je suis allé six fois en Chine. J’ai fait de grands voyages en Chine parce que malgré tout, il y a des choses que l’on ne voit pas mais maintenant cela m’est devenu très familier, tout cela est dans ma tête, je ne dis pas le monde (rires) mais enfin quand même (rires) il y a des choses que je n’ai pas vu mais l’essentiel : les musées d’Europe, d’Amérique, même l’île de Pâques où je suis quand même allé deux fois ! »

 

Art, objets, cultures, Daniel Cordier avait la capacité de s’émerveiller, une qualité rare. Lors de cet échange nous nous étions interrogés, sans en avoir la réponse, sur le sens du verbe « admirer » qu’il avait employé à de nombreuses reprises. Dans les différentes acceptions du verbe on peut trouver « s’étonner de » c’est peut-être cela la particularité de Daniel Cordier ; son goût de la liberté lui fit garder une fraicheur de vue, de regard, une grande ouverture aux gens, au monde et aux choses. Cela explique en partie qu’après les grandes donations qu’il fit et qui font de lui à ce jour un des plus grands mécènes français, il remplaça chez lui tableaux et sculptures par des objets venus d’ailleurs, objets usuels ou objets de cultures lointaines, ils furent choisis pour leurs qualités plastiques et non ethnographiques comme il s’en expliquait dans le texte : « Pas le Trocadéro, pas le musée d’Athènes » écrit en 2006 pour le musée Les Abattoirs à Toulouse :

 

« À quoi correspond le foisonnement dont je me suis entouré ? Parce que c’est avec mon corps que je teste les œuvres d’art, j’ai mis du temps à comprendre les raisons de mon attirance pour les objets quelconques. Avec le temps, j’ai découvert que ces formes élémentaires représentaient la structure originelle de mon goût. Toute ma vie, j’ai tenté de l’illustrer par ma quête éperdue des œuvres d’art. »

 

Rien d’étonnant à ce que les objets fassent donc partie de la collection Cordier au même titre que les peintures, sculptures, gouaches et dessins, il ne faisait pas de différence, conscient que c’était par la confrontation des uns avec les autres que se révélerait la singularité de chacun. Dès lors il stipula qu’il souhaitait que ses objets saupoudrent sa collection de peintures et de sculptures afin d’en révéler le piquant c’est-à-dire qu’ils soient désormais exposés ensemble.

Dialoguant magiquement les uns avec les autres, le mariage des objets, peintures et sculptures ayant appartenus à Daniel Cordier est des plus heureux, un amalgame merveilleux qui révèle l’incroyable destin de cet homme dont les collections sont à l’image de la vie, libre.

 

 

Dr. Céline Berchiche

 

 

 

Dr. Céline Berchiche est historienne de l’art, spécialiste d’Auguste Herbin et de la seconde génération d’artistes abstraits sur lesquels elle écrit et donne des conférences (Herbin, Dewasne, Mortensen, Vasarely, Nemours, etc.) elle est aussi critique d’art, membre de l’AICA (Association Internationale des Critiques d’art).

[1] Entretien audio enregistré le 29 octobre 2015 chez Daniel Cordier à Cannes, archives privées Céline Berchiche.

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