Tami Notsani

Bourse Ekphrasis 2020 Texte sur l’oeuvre de Tami Notsani

Une lente approche de la parentèle en action

La démarche de Tami Notsani  en couleurs s’apparente à la slow photography. Ses séries sensibles regroupent des œuvres uniques en relations complexes, parfois avec textes, sons ou performances, pour rendre de façon la plus universelle possible une image novatrice de la grande famille humaine. 

Son parcours personnel ne peut que nous éclairer sur cette universalité. Née en 1972 en Israël, elle a d’abord suivi des études scientifiques avant d’intégrer l’École des Beaux-Arts, Bezalel,  à Jérusalem puis l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris pour entrer au Studio National des Arts Contemporains du Fresnoy. Son parcours de vie l’a menée à faire l’armée en tant que mécanicienne dans la marine et à exercer des métiers aussi divers que bucheronne, détective privé, chercheuse dans une raffinerie, puis directrice d’une école de photo, mais aussi webmaster à la galerie Crousel. C’est sans doute pourquoi son œuvre nous apparait si riche d’une humanité en recherche de son identité observée avec empathie au plus près de ses modèles. 

Ceux-ci sont d’abord issus de sa propre parentèle. Accompagnée des conseils d’André S. Labarthe elle initie au Fresnoy un docu-fiction sur son grand père Lazare, metteur en scène polonais et auteur dramatique, producteur de pièces radiophoniques pour France Culture. Elle produit ensuite avec Safta un ensemble de tirages cernant le souvenir de sa grand-mère maternelle à travers son appartement d’Haïfa, riche de toute sa vie de pérégrinations à travers l’Europe. Sa petite sœur, Bar, est son modèle devant l’objectif de son 6×6 depuis 1996, alors âgée de 8 ans, elle le reste aujourd’hui, le résultat : « des photos mi-spontanées, mi-mises en scène où notre rapport se fait voir : complice tendu, inconscient ». L’un de ses sujets de prédilection sont ses jeunes fils que l’on retrouve tous les deux dans les séries Premier jour pour le rituel annuel d’entrée à l’école et Périmètre qui spécifie leur espace d’action au quotidien. Leur prénom n’est jamais indiqué en légende qui reste le plus souvent sans titre, pour qu’ils subsistent dans l’universel. Si son compagnon Laurent Mareschal n’est pas représenté, c’est qu’en tant que plasticien il se tient à ses côtés ou partage, derrière l’appareil, les créations les plus performatives.  

L’anthropologue Richard Chalfen a analysé la photo de famille dans Snapshot Versions of Life publié en 1987. Il y rappelle qu’en anglais, snapshot est d’abord un terme de chasse.  A vivre au quotidien avec ses modèles elle n’est jamais en quête d’un moment spécifique, idéal. Les photographies de Tami Notsani sont des anti-snapshots, dans ses protocoles aucune injonction à sourire, pas d’invitations à « bouger » ou à « faire quelque chose », pas non plus de mise en relation inter-générations. Aucun album familial n’accueillerait de portraits d’enfants que la varicelle pousse vers Une adolescence précoce. Ses enfants ne sont jamais saisis dans une frontalité froide, le face à face incarné n’est pas lié à une relation intra-familiale, ils sont là per se. Comme Chalfen l’a prouvé ces images recèlent aussi des informations cruciales sur la construction identitaire des individus, mais dans leur monstration même elles relèvent plutôt de ce que Chantal Pontbriand appelle le champ de l’extime, l’intime volontairement exposé.

En sociologie la famille n’est pas une donnée mais une construction, elle possède une histoire et une géographie. Dans l’œuvre de Tami Notsani l’histoire est plutôt liée aux vidéos, ainsi de cette installation multi-écrans Garde à vous. Face au long temps  de service militaire qui coupe la jeunesse de ses compatriotes, les corps grandeur nature de jeunes femmes et hommes sont confrontés à un  miroir sans tain, pour leur premier essai de l’uniforme non genré.  A l’âge ou leur identité doit s’affirmer elle se trouve paradoxalement nivelée, leur fragile résistance s’affiche cependant  sur les visages. 

La géographie se développe en relation aux paysages israélo-palestiniens de son enfance dont elle explore les sites pour sa  série Comme beaucoup de choses dans ce pays. Elle affirme que son regard « se porte souvent sur un état instable du paysage, d’un objet, d’une personne au statut en mutation ». Commencée l’année de son départ pour Paris cet ensemble protéiforme d’images singulières se précise depuis vingt ans, réactivé par ses retours réguliers sur place. Elle raconte l’éveil politique de son regard face à des ruines de maisons en pierre, qu’elle croyait romaines et qu’elle comprend être celles d’un village arabe d’avant 1948. Cette géographie humaine est forcément stratifiée d’histoire, elle en révèle avec subtilité les différentes couches et leurs conséquences.

Face à ces sites elle opère en argentique des prises de vues qu’elle veut cliniques en travaillant dans l’infra-mince, dans une lente approche systématique où la couleur n’est jamais violente. Lors d’un entretien à la revue Fisheye elle développe son rapport au de temps de la prise: « une capsule qui empêche le temps et la mémoire de s’effacer (…) je prends le temps – le temps du regard, de la prise de vue, du développement, du scan ou du tirage. » Elle aurait pu ainsi signer le manifeste de la « slow photo » promulgué lors du festival SI Fest Savignano Immagini en 2010 où plus de 60 artistes, majoritairement italiens, se déclarent : « convaincus de la valeur créative de la lenteur ». Ce n’est pas un hasard si elle partage avec eux en coloriste de la straight photography une telle revendication liée à une approche méditerranéenne du paysage et de l’humain, où la transformation manifeste reste première. 

Le concept avait été avancé par David Campany dès 2003, dans son essai intitulé Safety in Numbness : Quelques remarques sur les problèmes de la photographie tardive . Le critique utilise plusieurs adjectifs pour le préciser « cool », « lent », « tardif » mais ce dernier désigne une image prise après l’événement principal. Pour notre artiste cela peut évoquer d’abord son moment préféré du jour pour ses prises de vues, quand la lumière est moins tranchée. 

Cette esthétique de l’après-coup trouve son application dans les vues des salles désertées du Palais des Brigades à Tirana. A la fin des  années 1930 le prestigieux édifice construit pour la famille royale albanaise n’a jamais été habité du fait de l’invasion des fascistes italiens. Si elle s’attache aux histoires non racontées de ce pays ou au Kosovo dans sa série Pristina mon amour, c’est pour cette quête de l’autre en soi et pour la capacité de ces pays à renaître, à se réinventer. En intitulant Poste restante son livre choral avec de nombreux textes d’auteurs elle accepte la nécessité pour la transmission d’un délai temporel tout en marquant son intérêt pour toutes les formes de récit et les potentialités des  dichotomies texte-image. En proposant une de ses photographies à l’écriture carte blanche de différents proches, journalistes, psychanalystes, artistes et critiques d’art elle ne cherche pas à constituer une fortune critique au sens traditionnel, mais plutôt à générer une sorte d’univers inconscient de ses images.  

Elle avait inversé le procédé en se faisant « photographe publique » pour constituer Entre les lignes : les récits d’histoire personnelle qu’elle reçoit elle les traduit dans ses images qui n’en sont que l’évocation. Ses collaborations aboutissent à la création d’images performatives lors de la manifestation transfrontalière ZUSAMÈNE mettant en scène dans Trait d’union des couples franco-allemands. Ces figures dynamiques grandeur nature se révèlent dans une mise en espace de rencontres ou de danses de société. Leur installation in situ en trompe l’œil renforce leur présence. Dans une approche plus participative la performance réalisée en installation Bijoux de famille scénarise la transmission d’un testament, enregistré avec humour, accompagnée des oeuvres, celles de l’auteure et d’artistes invités, de textes et d’objets quotidiens pour une approche critique de la filiation, de la généalogie et du statut de l’œuvre d’art. L’image performative intervient alors dans les zones  intermédiaires entre  arts plastiques et spectacle vivant pour conclure ce panorama de la famille actuelle.

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