Vers une exposition d’été au pays basque pour Nicolas Sanhes

CINQ NUANCES DE BLEU

L’œuvre picturale de Nicolas Sanhes n’est pas de celles qui cherchent à séduire instantanément et, à l’instar de beaucoup de celles évoluant dans l’abstraction, elle ne s’appréhende pas tout de go.

Plusieurs voies nous sont offertes pour tenter d’en découvrir des clés potentielles :

La première est la plus simple. Le grand public s’imagine souvent que l’artiste peint toujours sous le coup de l’inspiration, un peu comme un poète pratiquant l’écriture automatique ou un musicien pris dans les transes de l’improvisation. Même si tout travail implique, à un moment ou à un autre, un minimum d’intuition, Nicolas Sanhes n’envisage pas l’acte pictural de cette manière spontanée. Il fait appel à un protocole prédéterminé où chaque chose est à sa place, car la composition joue un grand rôle dans sa production. C’est ce qui explique les divers éléments, récurrents, que l’on finit par identifier dans ses séries, et qui font partie de ce que l’on pourrait appeler son vocabulaire, lequel définit son originalité en tant que peintre, en deux mots son style. Pourtant, si certains amateurs d’art ont une vague idée de la présence d’une composition dans les œuvres classiques, ils la considèrent comme linéaire, dessinée sur la surface, à partir de la juxtaposition de figures, lignes et points de fuite. Ici encore Nicolas Sanhes surprend car il ne distribue pas, à proprement parler, ses divers plans dans l’espace mais dans le temps. En 7 étapes précisément, qui vont de l’épandage d’un fond coloré à l’introduction de quelques formes de son cru, puis d’une ligne moyennement fine, ensuite d’une sorte de fenêtre à l’intérieur de la forme. Suivent (ce qu’il nomme) des « tenseurs », au nombre de deux, et qui font partie de ce protocole original que j’évoquais plus tôt (en quelque sorte son image de marque). Viennent ensuite des lignes ténues et cursives, assez envahissantes et grouillantes, le véritable intestin grêle, ou deuxième cerveau de ce corpus pictural, avant le retour des tenseurs qui viennent clore en quelque sorte le champ pictural, ce qui nous renvoie incidemment au thème de la clé, dont ils ont quelque peu la forme stylisée. On peut penser à un circuit, fermé, labyrinthique, où seul le regard se retrouve et s’impose une direction, fût-elle complexe. Ainsi ce sont divers plans qui se succèdent dans le temps qui nous apparaissent contigus sur l’espace de la toile. On n’est donc pas dans l’improvisation que d’aucuns pourraient imaginer. On est face à du construit.

La seconde tient à ce qu’une œuvre est d’autant plus pertinente qu’elle témoigne de  l’esprit de son temps. Ce n’est pas toujours facile, quand on a chois l’abstraction, à moins de jouer sur les effets lyriques d’un expressionnisme débridé, et c’est pourtant le pari que s’est fixé Nicolas Sanhes. L’époque se caractérise par la suprématie de l’image et souvent et l’expression déchainée de messages tendancieux, pas toujours approfondis. Nicolas Sanhes tourne le dos à cette facilité, car sa peinture correspond à un espace de résistance qui restitue l’époque autrement. La profondeur, que notre temps a perdue au profit de l’agitation de surface, il la trouve dans ce fond coloré qui amorce son processus en sept étapes. Les havres indispensables de tranquillité par rapport à la fureur et au bruit environnants, seraient plutôt suggérés par les plages plus ou moins géométriques qu’il nomme des formes, à propos desquelles il avance le concept de « géométrie incidente ». Celles-ci ne sont pas parfaites, elles s’accommodent d’un certain déséquilibre parce qu’il faut bien en passer par là, l’expérience du déséquilibre, si l’on veut trouver l’équilibre idéal, en quelque sorte notre assiette. Et puis parce que notre existence même est vouée au déséquilibre, c’est lui qui nous fait avancer, rien n’est jamais parfait, le manque suscite le désir etc. Quant aux lignes elles répondent à cette dynamique tâtonnante qui caractérise notre mode de vie, frénétique, constamment en mouvement, résolument dynamique. Chez Sanhes, la ligne fonctionne en circuit fermé car nos itinéraire sont souvent un peu toujours les mêmes. Enfin, les tenseurs qui viennent rappeler la planéité de la surface picturale, ce sont les garde-fous, les limites à notre liberté d’agir, au fond le rappel permanent que nos actions ne sont pas aussi libres que nous le souhaiterions mais balisées par notre finitude, les lois sociales, nos capacités individuelles… Ce que nous rappellent aussi les limites du tableau. Comme on le voit, et je n’ai fait ici qu’esquisser quelque pistes, une œuvre d’art peut parler d’une époque autrement. Y compris grâce à un vocabulaire formel ou abstrait.

La troisième clé fait intervenir un nouvel aspect à ne pas négliger : le recours du peintre à l’ordinateur. Ce parti-pris prouve qu’il est, en tant qu’individu comme en tant qu’artiste, en phase avec son époque, à laquelle il emprunte sa technologie la plus pratique, la plus avancée et, en tant que telle, capable de faire avancer la peinture. Les artistes auraient tort de s’en priver d’autant qu’elle permet non seulement des expérimentations formelles mais une précision absolue, garante de l’équilibre, de la gestion des déséquilibres, ou de la cohésion recherchée (pas étonnant que l’artiste utilise beaucoup les rouleaux de scotch, ou d’adhésifs, qui définissent la largeur des lignes). Elle assure, cette technologie,  un nombre de variations infinies sur un même thème mais sans les approximations de l’improvisation. Ainsi, la machine et l’homme font-ils bon ménage dans un but créatif, ce qui est plutôt encourageant pour l’avenir, tout en mettant en évidence la notion d’Hybridité, bien dans l’air du temps, mais qui a tendance à effrayer alors que Sanhes vise plutôt l’osmose, la cohérence, la conciliation des contraires. Ce recours à l’ordinateur fait passer du virtuel au réel puisqu’un certain nombre de propositions seront retenues pour être projetées sur la toile. En fait, l’ordinateur est venu supplanter les premières tentatives de Sanhes en peinture : simples projections en deux dimensions des anciennes sculptures (« Ma sculpture est la structure primitive de ma peinture ») en trois dimensions, et qui nous faisaient passer d’un réel (la sculpture) à son ombre portée, sa projection sur la toile. Ainsi, dans chaque tableau, le peintre fait-il table rase et remet-il à chaque fois sur le métier son ouvrage, dans un défi constamment renouvelé. L’ordinateur fait économiser du temps puisqu’il évite les erreurs qui aboutiraient à l’échec et au découragement qui s’ensuit. Il est ainsi, ce compagnon de plus en plus performant, un outil précieux, partie intégrante du protocole de création. Et il prouve que l’artiste sait s’accommoder des apports extérieurs à la peinture, pour peu que l’on sache en user intelligemment.

La quatrième entrée est en rapport avec la couleur dominante de la série présentée au pays basque, le bleu, profond, intense, tendant vers le nocturne. C’est cette profondeur qui intéresse le peintre, d’abord pour se démarquer de la superficialité ambiante ou, si l’on préfère de surface, ensuite parce que la profondeur confronte l’individu à la situation de l’homme dans l’univers et aux grandes énigmes de la condition humaine, ce qui signifie que ce travail prend des accents métaphysiques. Aussi parce que le bleu est la couleur par excellence vouée à l’espace, qu’il s’agisse de celui qui nous entoure ou qu’il s’agisse de l’espace infini dans lequel nous nous tentons de nous évaluer, d’évaluer notre présence au monde. Cette couleur est d’autant plus importante pour le peintre qu’il la met en exergue dans le titre de son exposition à Ghéthary, emprunté à Cézanne : Une somme suffisante de bleutés/pour faire sentir l’air. Effectivement, dans ses tableaux, Sanhes décline des valeurs  de bleus qui vont fonctionner entre eux par nuances ou contrastes, opacités et transparences, matité et luisance. Il ne cherche pas à suggérer du volume comme chez son illustre prédécesseur mais à créer du vide entre divers plans, ce qui revient à parler d’espace, au fond comme dans ses sculptures. C’est cette préhension tactile du vide qui lui importe et justifie le caractère itératif de sa quête, toujours recommencée car le vide absolu on ne l’atteint jamais. Mais l’on peut tenter d’en isoler des fragments, d’en suggérer la respiration, de montrer comment il s’articule avec le plein dans ce jeu d’équilibre qui est le fer de lance ce cette production.

Ajoutons qu’au bord de l’océan, ce bleu peut prendre, pour le grand public, une dimension nouvelle, qualifions-la d’abyssale et intégrer, outre l’espace celui des inconnus sous-marins, puisqu’après tout nous nous immergeons du regard dans la peinture. Bachelard associe l’eau au rêve et à mieux y regarder, la compossibilité spatiale obtenue par Sahnes, sur ses tableaux, fonctionne un peu comme le rêve qui combine des éléments différents dont on tire au réveil du sens, une cohésion. Parti de la ferme familiale et des premières sculptures outils, Sanhes a fini par conquérir l’espace du rêve. Ce n’est pas par hasard s’il vit à Paris, la ville du rêve par excellence (que l’on pense au Surréalisme !).

La cinquième, et nous atteignons un chiffre symbolique, à l’image de la main qui permet de saisir le réel, me semble en relation avec les quantités, sinon infinies, du moins non négligeables de possibilités de permutations qui s’offrent à l’artiste. Chiffre auquel le peintre recourt lui-même quand il distribue sur la toile ses tenseurs. Comme pour ses sculptures, le protocole adopté est garant d’une grande variété de productions (de formes, de distributions des tenseurs, de disposition et de longueur des lignes etc.) qui situe l’artiste dans la catégorie des sériels, ceux qui adoptent la série. On ne recherche pas le chef d’œuvre mais Tout l’œuvre, dans ses différents aspects. Non comme le croient les naïfs et malveillants pour des questions de facilité mais au contraire pour des raisons de complexité. Nul ne saurait prétendre peindre le tableau idéal, définitif dont parle Balzac dans l’une de ses nouvelles. On peut l’approcher cet idéal, mais en sachant qu’on se contentera de le frôler. C’est cette imperfection foncière, appelons-la déséquilibre, qui permet de continuer la quête picturale. Au fond, ses lignes sinueuses qui grouillent à la surface du tableau métaphorisent bien toute la complexité de la démarche, avec ses avancées et ses impasses, ses succès et ses égarements. L’œil du regardeur partage cette sensation. Car le format des peintures est bien moins imposant que celui des sculptures, qui sont gigantesques par rapport à la taille humaine. Un homme grand, tel que l’est Nicolas Sanhes, bras tendus vers le haut, pourrait s’inscrire dans leur contour. On ne s’y sent pas complètement perdus malgré le bleu spatial (et « océanique ») qui s’y fait jour. Ainsi la peinture est à notre portée pour qui veut s’y livrer à une méditation sur ses tenants et aboutissants ou tout simplement se laisser submerger par le plaisir esthétique.

Cinq clés qui n’en excluent pas d’autres, par exemple le fait que l’artiste travaille au sol puis redresse son tableau ce qui fait que lignes et formes paraissent en suspension. Cette action amorce une nouvelle problématique de l’espace, une gestion originale du vide et de l’équilibre général. On peut également s’intéresser davantage à la planéité de l’espace pictural et remarquer que, si la sculpture peut toujours, au sens strict du terme, s’écrouler, les éléments qui composent le tableau, intrinsèquement, ne sauraient, au sens concret du terme, suivre la même voie… On atteindrait alors le chiffre sept, lui aussi hautement symbolique, celui des 7 éléments du protocole. Toutefois ces cinq clés me semblent suffisantes pour permettre au grand public, souvent déconcerté mais également désireux d’apprendre, d’aborder simplement mais sûrement une œuvre qui de prime abord peut paraître énigmatique, pour ne pas dire hermétique. C’est justement dans ces cas de figure que l’on a besoin de clés.

BTN

 

 

 

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