Blanca Casas Brullet distille un art de la fragmentation, un art instable qui se nourrit d’incertitude, un art de la métaphore dans lequel le déplacement opéré trouve son point de départ dans l’aspect littéral des objets. Le processus de transformation est au cœur d’un travail plastique pluridisciplinaire, l’artiste mobilisant aussi bien le dessin que la sculpture, la photographie que la performance ou la vidéo.
Diplômée de l’université de Barcelone et de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, elle vit aujourd’hui entre ces deux villes qui la constituent. Pas tout à fait d’ici, plus vraiment de là-bas, elle s’est construit une identité propre, hybride, un langage personnel semblable à celui de ceux qui vivent dans l’exil – ici choisi. C’est sans doute cela qui explique la profonde humanité émanant de son œuvre, autant de failles qui annoncent une résistance à la mécanique de la perfection, à la torpeur d’un quotidien sans défaillance.
La trame distordue des « Esdeveniments », grands dessins exécutés au crayon gras en 2012, pièces les plus anciennes présentées ici, annonce déjà cette volonté de sortir du chemin tracé pour aller vers un terrain vague, indéfini. Le bug, l’erreur, l’accident engendrent un moment suspendu, une sorte de free zone affranchie de toute règle, qui permet d’expérimenter d’autres possibles.
Les œuvres de Blanca Casas Brullet portent en elles ce moment d’interruption qui s’oppose à l’uniformité. Elles résistent en opérant un débordement qui trahit un disfonctionnement, une fragilité. C’est dans l’altérité qu’elles trouvent leur origine. Toutes ont en commun d’être des formes du précaire. Les objets contradictoires attestent de cette condition, des « chaines » (2021) en porcelaine qui n’entravent pas grand-chose, de la matière dont elles sont faites aux positions qu’elles occupent, aux « Revoltons (les résilients) » (2019), fragments d’entrevous et de briques en terre cuite recouverts d’or, rebus d’une briqueterie prenant étonnamment la forme miniature d’immeubles de banlieue dont on ne sait s’ils sont en cours de construction ou bien en ruine, toujours en équilibre. En les anoblissant ainsi à la feuille d’or, l’artiste souligne le caractère essentiel que jouent ces objets, de prime abord pauvres et communs, dans la structuration de la maison. Chez Blanca Casas Brullet, les objets contradictoires sont bien souvent des métonymies.
L’artiste use du même transport que pour la métaphore lorsqu’elle opère du figuratif à l’abstraction. Chez elle, la création plastique se passe dans une négociation dialectique. Repenser l’horizon pour mieux le recommencer, le rapiécer comme dans la série de collages éponymes (2017-19) composés à partir d’un papier quadrillé qui présente des irrégularités à peine perceptibles et que l’artiste révèle en le pansant littéralement, le raccommodant. Son « Texte horizon » performé à l’aide de graphite à même le mur de la galerie, s’efface doucement, les mots laissant place à la forme, le trait, l’expression de l’horizon.
L’art de Blanca Casas Brullet célèbre l’aléatoire, le fragile, le provisoire, le chancelant. Pour autant, il y a bien une continuité dans chacune de ses œuvres, seulement celle-ci n’est pas homogène. Elle est entrecoupée de moments disruptifs qui la font dévier de sa trame. Dans un monde de plus en plus robotisé qui traque l’anomalie afin d’optimiser le rendement, Blanca Casas Brullet s’applique à faire dérailler chacune de ses productions, cultivant soigneusement l’incertitude, la négociant même. L’artiste se joue des contraires, revendique le paradoxe, à l’image de ses pièces, à la fois vulnérables et puissantes. Ainsi, son art labile parait incroyablement vivant. L’artiste pose un regard singulier, empreint d’une grande poésie, sur le monde tel qu’il va. Elle donne à voir ce qu’il reste de la société moderne et postindustrielle, en recueillant les vestiges fragmentaires d’objets ordinaires, leur accordant par la transformation une valeur dont ils sont dépourvus. À partir des ruines du présent, elle invite à repenser un futur sensible, commun.
Guillaume Lasserre
Perturbations – Exposition monographique de Blanca Casas Brullet sous le commissariat de Françoise Paviot et Guillaume Lasserre.
Du 5 au 28 novembre 2021 – Vernissage jeudi 4 novembre à partir de 19h.