LE CUT-UP POPULAIRE SELON PASCAL COMELADE
Nous avons, dans la région, un compositeur de classe internationale et certains l’ignorent encore. Depuis bientôt cinq décennies ce natif de Montpellier, redevenu catalan d’où sa famille s’origine, produit des vinyles et Cd inclassables, développant une musique instrumentale aux sons étranges, inédits, bruts, truffée de références culturelles en tous genres, avec une économie de moyens pour un maximum d’effets. Le dernier Cd, Le Cut-up populaire, contient 28 plages. La référence au cut-up, et à son utilisateur le plus connu, William Burroughs, dans les années 60 et 70 renvoie, selon Comelade au procédé du collage qui préside à la conception de l’album: « Quand tu as écouté, tu as l’impression qu’il y a des rappels, des renvois, à tous mes anciens procédés. On a affaire à un grand collage musical. Il y a dans cet album, contrairement aux précédents, une multiplicité, une projection d’informations et de styles différents». Le titre exprime aussi un plaisir d’esthète, à l’instar des précédents (Psicotic music-hall, Traffic d’abstraction etc.) : « Il s’agit toujours de tentatives pour définir ma pratique ». De fait, ce dernier album est, à l’écoute, extrêmement varié : on passe du festif au mélancolique, du tendre au burlesque, au facétieux, à l’iconoclaste joyeux ; on traverse 28 univers différents, sans que le compositeur ait voulu susciter a priori, en superposant des sons, tel ou tel sentiment chez l’auditeur.
Quant à l’élaboration du disque, l’unité de temps n’y a pas été la même que par le passé : « Contrairement aux albums antérieurs, qui ont été réalisés en quelques jours, cet album-là, montre en main, c’est quatre ans, de 2017 à janvier 2020. Il faut dire que, pour ce disque, j’ai sollicité énormément d’intervenants, surtout des batteurs et des guitaristes. Ils enregistrent leur piste chez eux et ils me l’envoient, par mail, comme pour du mail-art. En fait, c’est de la musique par correspondance. J’envoie une base. Ils enregistrent la partie souhaitée. Je complète. Je renvoie etc. Le disque est terminé quand j’ai récupéré tout le matériel et que je travaille dans un vrai studio professionnel. On a fait, pour ce disque-là un énorme travail sur le son». Cela semble évident à l’écoute. Sur une base répétitive très simple, viennent petit à petit se superposer des lignes rythmiques et mélodiques, jusqu’à ce qu’une amorce de mélodie dominante vienne moins clôturer qu’ouvrir l’ensemble. Chaque morceau semble en expansion, dans un effet très Boléro (de Ravel). On part d’un cadre stable sur lequel vient se poser un dessin, une image, un air.
Un autre aspect essentiel chez Comelade, c’est la fidélité à la forme courte (A l’instar d’un Satie par ex). Quand il emprunte aux riffs de guitare qui ont marqué l’histoire du rock, il ne les développe pas. Il les répète et c’est bien là l’apport essentiel du compositeur à la musique tout court : son appropriation par la concision de la musique instrumentale et répétitive, découverte dans les années 70 : Philip Glass, Steve Reich mais aussi « celle de Terry Riley, de Charlemagne Palestine ou de La Monte Young , chez qui le dépouillement se voit poussé à l’extrême ». Aujourd’hui encore, et notamment dans ce disque, on peut dire que Comelade a effectué, en abrégé, « un habile mélange entre le musique répétitive et l’électricité ». Dès le début, c’est le son qui l’intéresse. Un son brut, pas. Comelade a surtout, dans sa jeunesse, écumé les magasins de vinyles 45 puis 33 tours. Il est d’une époque où l’on écoutait avant d’acheter, dans son cas dès onze douze ans, « chez le disquaire, le début du premier titre de l’album, supposé être le meilleur ». Ces expériences l’ont marqué à vie, en particulier dans son choix exclusif de la forme courte. Ce sont ces quelques mesures initiales qu’il répète obsessionnellement. Par ailleurs, son oreille musicale s’est affinée, toujours vers le milieu des années 70, période ouverte, riche, libre et décisive. Il adopte alors la forme minimaliste : « très peu d’informations sur une durée très brève ». Une forme brute qui échappe au Muzak, à la musique d’ambiance. Les riffs répétitifs de Comelade, ses « riffifis » sont tout le contraire de cette musique hygiénique, rassurante et pour ascenseur et supermarché.
Pour en revenir à cet album, il ne semble pas qu’un ordre défini sous-tende sa composition. Les titres se suivent sans logique particulière, sinon celle d’alterner les morceaux, lents et rapides, de sorte « que ne se retrouve pas le même son » sur deux titres qui se suivent. Pour le compositeur, à partir du moment où le premier a été choisi (En l’occurrence, Le grand néon à roulettes, assez énergique au demeurant), le second s’impose puis le troisième etc. Chacun des titres des morceaux est soigné. Il est une sorte de surcharge : « une surenchère de références : Coucher de soleil sur l’Adriatique par ex, renvoie à Borinali et à sa fameuse imposture grâce au concours de la queue d’un âne (Aliboron) vers 1910. Des rails en mou de veau fait référence à Raymond Roussel ; Les radis contiennent du radium à Gilbert-Lecomte, du Grand Jeu ; Dancing le mômo à Artaud etc. Il y a aussi Jarry et sa célèbre gidouille… J’ai toujours pratiqué ainsi.». Chaque titre est lui-même un collage : Roll over Fuzmanchu mêle Chuck Berry, la fameuse pédale à effet de saturation et l’un des personnages, inquiétants, majeurs, de l’histoire du cinéma, populaire justement. Comelade adore créer des néologismes qui désignent un climat sonore. Bref, ce disque, lui-même saturé de titres, est un bijou dont étincellent les 28 facettes, et qui permet d’aborder le continent Comelade, autant dire un nouveau monde, sonore et musical, ondoyant et divers, cultivé et populaire à la fois. Cela tombe bien Cut-up et Culture s’associent bien avec l’adjectif « populaires ». Cela forme, dans les deux cas, un très bel oxymore. BTN
Deux expos de Pascal Comelade (Ille sur Têt et Céret 66).
L’actualité est chargée en ce début d’année, pour Pascal Comelade, puisque cet artiste à la double casquette sera présent dans deux expositions : l’une en la nouvelle galerie d’Ille sur Têt, la Providence, chez Christine et Dimitri, l’autre au Musée des instruments et culture du monde, à Céret. La première, La musica invisible, est formée de tableaux figuratifs, plutôt discrets (taille moyenne) sur carton ou isorel, recourant à la technique mixte, et au collage en général. La composition met en exergue une icône de la culture populaire placée au premier plan : une vamp, un héros de BD, un personnage célèbre de la culture underground, un rocker, un freak… associée à des objets, environnement ou personnages secondaires, dont l’association produit du sens. Parfois, il s’agit d’un lieu plus intime (restaurant, discothèque) d’un village (Prats de Mollo) ou d’une parodie de l’histoire de l’art (La baigneuse de Courbet sur la plage de Collioure). Plus rarement, d’un groupe, enrichi de masques facétieux, a band, dont le musicien est si familier. La couleur est étendue par plage, de manière synthétique, un peu comme dans les techniques liées aux multiples (affiches, lithos, sérigraphies). Les personnages sont relativement identifiables pour qui du moins bénéficie d’un minimum de culture disons savante (Duchamp, Burroughs, Jarry…) ou cinématographique (Dean Martin, Eastwood, Jane Russell, Bardot) voire rock (Gene Vincent, Buddy Holly, Suicide et le groupe instrumental Les Fantômes) Bref Comelade fait flèche de tous bois en puisant dans ses références personnelles et en les associant de telle sorte que leur combinaison et insertion dans un contexte leur fasse raconter une histoire inédite, souvent liée au contexte catalan dans lequel il vit, ou tout simplement dans son univers intime, celui de ses pensées et de sa représentation du monde. Il y met beaucoup d’humour et d’esprit dadaïste, irrespectueux, en tout cas dans la dérision. Une constante est le recours au langage, aux mots dans la peinture, toujours présent pour orienter la signification, le plus souvent en relation avec des définitions de l’art ou de sa pratique. Là aussi les références abondent (Dada, Spinoza, les beatniks…). On peut même dire que la singularité de ce travail réside dans la tension que crée la dualité des images et du langage, les références iconiques et textuelles souvent sous forme d’aphorismes. Le musée reprend, à partir du 15 janvier, et jusqu’au 5 mars cette série de peintures mais y ajoute une centaine de portraits, sur une seule et même toile de tapisserie, des musiciens ayant accompagné le compositeur durant ses trente années de carrière. Le trait est davantage spontané, caricatural et il s’agit de travaux à l’encre, comme si l’orchestre était formé de héros d’un film ancien, en noir et blanc, aux personnages quelque peu en marge… Le tout relevant de la Musica inaudible. La peinture est affaire de silence et d’espacen la musique de son et de temps. BTN
Jusqu’au 17 janvier pour Ille sur Têt (Centre catalan d’art vivant, 7, rue petite place de l’huile, 0677455178), jusqu’au 5 mars à Céret (14, rue Pierre Rameil, 0468874040).