Questions à Katerine Louineau, représentante du CAAP
Mardi 14 avril 2020
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Dans cette édition, Katerine Louineau, représentante du CAAP (Comité Pluridisciplinaire des Artistes-Auteurs et des Artistes-Autrices) partage avec nous son analyse de la situation.
Quel diagnostic est-il possible de faire aujourd’hui sur la situation des artistes-auteurs dans le contexte de cette crise sanitaire sans précédent que nous traversons ?
En matière de santé, de fiscalité ou de cotisations sociales les artistes-auteurs sont logés à la même enseigne que les autres travailleurs.
En revanche, l’impact économique sur l’exercice de leur activité professionnelle, donc sur leur survie, est parfaitement incompris et sous-estimé par les pouvoirs publics. Or, il va être d’autant plus catastrophique qu’il s’ajoute à une situation d’extrême précarité qui récemment a encore été attestée par le rapport Racine (les rapports se succèdent, l’inaction demeure…).
L’artiste-auteur n’est évidemment pas cet être mythique, confiné de nature, qui vivrait mystérieusement d’amour et d’eau fraîche. Notre activité économique consiste à créer des œuvres pour nos contemporains. Cette activité implique des investissements, du temps, du travail, des interactions sociales, etc. Et elle permet à de nombreux autres métiers de prospérer.
Quelles sont les mesures de solidarité que notre secteur doit mettre en œuvre immédiatement ?
Une véritable solidarité chercherait à discerner les plus fragiles et veillerait à ne laisser personne sur le bord de la route. Ce n’est pas ce qui est en marche. Bien au contraire, la crise actuelle exacerbe les iniquités, les discriminations et les trappes de pauvreté. Or, les mesures prises par le gouvernement se contentent de tenter de limiter la discontinuité de l’activité économique.
Les mesures du ministère de la Culture ne font pas exception. « Le ministre de la Culture invite, au titre de la solidarité professionnelle, l’ensemble des acteurs à honorer autant que possible les engagements et contrats en cours afin que les artistes-auteurs ne voient pas leur rémunération ‘gelée’ du fait de l’interruption d’activité. » Que tous les secteurs de diffusion des œuvres s’attachent à préserver ceux sans qui leur propre activité n’existerait pas, ceux qui sont aussi les plus fragiles : les créatrices et les créateurs, donc en particulier verser aux artistes-auteurs les rémunérations prévues concernant les projets annulés ou reportés sine die est en effet souhaitable mais rien ne les oblige à le faire. Certains le feront, d’autres non. La part du budget (homéopathique) du CNAP dédiée aux artistes-auteurs (500 000 €) est consacrée uniquement au défaut de rémunérations pour des projets annulés ! Ce budget va donc servir de filet aux diffuseurs qui n’auront pas maintenu ces rémunérations aux artistes ayant eu la chance d’avoir un projet en cours à ce moment-là. La seconde partie du budget du CNAP (600 000 €) sera consacrée à des achats d’œuvres aux galeries (sans garantie de bénéfice pour les artistes concernés : achat d’œuvres appartenant déjà à la galerie ? Et sinon, quel taux de commission pour la galerie ? Quel délai de reversement du montant dû à l’artiste ?)
Dans la culture comme ailleurs, les plus faibles économiquement sont et seront aussi les moins soutenus.
Se contenter de tendre à atténuer ponctuellement quelques effets immédiats de la crise sanitaire pour une minuscule frange de la population des artistes-auteurs n’est pas sérieux, ni à la hauteur du désastre qui s’annonce.
Que nous dit cette crise de notre secteur et quelles sont les réformes qui s’imposent aujourd’hui ?
L’impact économique de la crise sanitaire révèle la profonde inadéquation de la gestion en « silos » du ministère de la Culture qui amalgame des acteurs dont l’activité économique est foncièrement différente. Le modèle économique d’un artiste-auteur n’a rien à voir avec celui d’un musée, d’un commerce d’art ou d’une association 1901 (ou de tout autre diffuseur d’œuvres de l’esprit). Les acteurs de l’aval qui diffusent des œuvres ont eux-mêmes des modèles économiques différents les uns des autres. Dès lors, face à une crise économique, une politique culturelle tendant à mettre « dans le même sac » (par types d’œuvres), les acteurs de l’amont (les créateurs) et les acteurs de l’aval (les diffuseurs) relève d’une vacuité de la pensée dont les incidences sont catastrophiques, notamment pour le secteur de la création, c’est-à-dire pour l’ensemble des artistes-auteurs quelle que soit la nature de leurs œuvres. Les arts visuels, pour leur part, sont, une fois de plus, le parent pauvre du ministère de la Culture, et ce bien qu’ils soient en tête des domaines de création pour leur apport à l’économie française (21,4 milliards) et pour le nombre d’emplois générés (313 800).
Le rapport Racine a donné des pistes de réforme intéressantes, malheureusement le ministre n’en a pas tiré les leçons. On constate qu’au contraire, le ministère continue de creuser les ornières préexistantes très préjudiciables aux artistes-auteurs. Notamment, il continue de ne pas distinguer l’économie de l’œuvre (son exploitation, sa diffusion, que l’artiste-auteur soit mort ou vivant) et l’économie de l’artiste-auteur (qui est un travailleur vivant ou plutôt essayant de sur-vivre compte tenu des conditions d’exercice inéquitables et souvent inadaptées qui lui sont imposées). Le ministre continue de ne pas vouloir comprendre que les artistes-auteurs constituent un seul et même secteur : celui de la création (c’est l’activité économique qui définit un secteur économique, les artistes-auteurs créent des œuvres, telle est leur activité commune, peu importe ici la nature de ces œuvres et leurs divers circuits de diffusion). L’idéologie du ruissellement via les acteurs de l’aval fait des ravages depuis longtemps dans la politique culturelle, les artistes-auteurs sont et restent éternellement les dindons de la farce.
Parmi les acteurs de l’aval, le lobbying des Organismes de Gestion Collective (notamment la SACEM et la SACD) auprès du gouvernement a des conséquences particulièrement néfastes sur la gestion des artistes-auteurs vivants. Censitaires, les OGC veillent en toute logique aux intérêts de ceux qui leur rapportent le plus. Clientélisme oblige, ces sociétés privées sont les premiers prescripteurs de « silos » par circuits de diffusion, elles exportent ainsi dans les politiques publiques leurs propres territoires au préjudice de l’intérêt général des artistes-auteurs. Elles exacerbent systématiquement le corporatisme et les inégalités de traitement entre artistes-auteurs. Elles s’opposent au développement d’une culture commune des artistes-auteurs et de syndicats d’artistes-auteurs indépendants de leur emprise (elles financent et/ou hébergent certains syndicats et associations au prix de leur subordination). Leur volonté d’ingérence dans toutes les réunions et toutes les instances communes des artistes-auteurs pose partout problème. La lâcheté des décideurs face à leur lobbying est constante. Les incidences de cette perversion fondamentale (aval versus amont, OGC versus syndicats d’artistes-auteurs) sont très concrètes. Aujourd’hui, « Conformément aux annonces effectuées le 18 mars 2020, le ministre de la Culture a demandé à ses opérateurs sectoriels (CNC, CNL, CNM, CNAP) de se mobiliser pour répondre aux difficultés spécifiques rencontrées par les artistes-auteurs. » Or, parmi les opérateurs publics bénéficiaires de ces fonds qui varient de 2 à 10 M €, seul le CNAP assume le rôle qui lui a été dévolu, les trois autres opérateurs (CNC, CNL et CNM) se délestent de la gestion des artistes-auteurs en versant une partie de ces fonds publics à des sociétés privées, respectivement : SACD, SGDL et SACEM !
Tant que le ministère de la Culture se laissera dicter sa politique par les poids lourds des OGC, les artistes-auteurs auront du souci à se faire.
Comment les organisations syndicales d’artistes-auteurs se mobilisent-elles dans le contexte actuel ?
Aucune réunion de concertation dématérialisée n’a été organisée avec les syndicats d’artistes-auteurs qui se sont exprimés par communiqués publics (http://caap.asso.fr/).
Depuis le début de la crise sanitaire, ils demandent un guichet unique d’aide sous tutelle de l’État avec des critères clairs et connus de tous. Préconiser une gestion unifiée et transparente des aides aux artistes-auteurs relève du simple bon sens.
Outre le fonds de solidarité, les autres indépendants accèdent à des aides exceptionnelles via leur régime social, alors que la gestion éclatée des artistes-auteurs multiplie les guichets, les inégalités de traitement, les difficultés d’accès, et que les conditions d’octroi inadaptées du fonds de solidarité ressemblent à une loterie et excluent de fait la majorité d’entre eux…