THIERRY CAUWET
LES PASSEURS
Thierry Cauwet se lance dans la réalisation de ce qu’il appellera des « Passeurs » dès 2015, leur production s’intensifiant en 2016 et se poursuivant pendant encore quelques années pour s’arrêter une fois que leur nombre et leur qualité seront jugés satisfaisants par l’artiste. Cet ensemble, formé d’une centaine de « portraits », s’il propose l’usage des mêmes techniques que pour d’autres séries qui lui sont contemporaines, antérieures ou ultérieures, constitue néanmoins un projet à part entière, un isolat dans l’œuvre peinte qui est fertile de milliers de numéros. Il s’agit bien d’une séquence homogène qui, se présentant comme un chapelet de références majeures, dessine les mille et une facettes d’un manifeste artistique. Il nous fait part des circonstances qui l’ont déterminé à fabriquer cette série : « La série des passeurs s’égrène entre 2015 et 2018, avec même quelques petits prolongements en images numériques et petites animations. Ce qui l’a motivée pourrait se résumer par l’expression « sauver les meubles ». On était en plein dans la période apocalyptique des attentats islamistes… j’ai eu besoin de représenter ceux qui avaient compté pour moi, que j’aimais pour des raisons très diverses. Je suis la plupart du temps parti d’une photographie retravaillée au trait et projetée avec un rétroprojecteur. Ensuite j’ai essayé d‘être à l’écoute de l’émotion que le passeur produisait en moi… »
L’artiste dessine donc tout d’abord les traits qui caractérisent la personne. Ces traits proviennent de photographies célébrées comme des images fidèlement associées à l’idée que nous avons de ces écrivains et ces artistes. Le spectateur doit les reconnaître au premier regard. En introduisant par transparence d’autres éléments visuels, l’artiste perturbe la lecture et la compréhension que nous avons du sujet. On ne sait si le dessin est derrière ou devant. Ce qu’on sait, par contre, c’est que des couleurs, des textures, des figures, des lignes, des fonds (que l’on pourrait qualifier sans déshonneur de décoratifs), viennent enrichir le dessin, lui conférer une signification plus complexe. Notre perception en est intriguée. La connaissance que nous avons de la personne s’en trouve dérangée, troublée. Pourquoi ? Parce que nous concevons mal que l’image de nos auteurs favoris ne nous soit pas restituée dans leur entièreté, intégralité et intégrité, celle qui nous est transmise depuis des lustres par les dictionnaires, les biographies, aujourd’hui à foison par les réseaux sociaux. Ici l’artiste ajoute sa propre histoire à celle de l’auteur portraituré. Il l’assimile à son propre parcours. Il en fait jaillir sa lecture. En réalisant cette série, il donne ainsi une image assez complète de ses fréquentations littéraires, philosophiques, artistiques, etc. Ce sont des morceaux visualisés qui surgissent du passé, des arrières-plans, des premiers plans, des graphismes jouant indépendamment des visages, des trames, des damiers, des zébrures, des ruptures de ton, des bribes de fresques, des traces, des coupes, des fragments, des silhouettes, des raccords, des jointures, des manques ou des répétitions, des remplissages et des effacements, bref, divers procédés qui entrent en résonance avec le nom de l’homme, ou de la femme, porté ainsi en gloire. On en vient vite à considérer que l’effigie est la complice de ce traitement coloré qui lui est appliqué par des échantillons surnuméraires. En effet, ces compositions nous font comprendre qu’il n’est pas d’autre accès à des œuvres du passé, lointain ou proche, que par le truchement d’une réinvention, d’une relecture permanente, d’une transposition dans un langage visuel neuf. Il ne s’agit pas d’interprétation ou de traduction, mais d’un transfert, par les moyens les plus irrévérencieux qui soient (recouvrements, détournements, hardiesse des superpositions, impertinence des découpes) de l’image de notre vénération vers le sentiment de découverte, de nouveauté. La relation à l’auteur est ici rafraîchie, l’icône disparaissant derrière la figure de l’ami que l’on aurait aimé avoir, que l’on a eu et que l’on aura tant que ses œuvres vivront en soi.
Ces « passeurs » de Thierry Cauwet sont des images qui doivent largement leur tonalité au subconscient, au désir de relation, à l’infini des manquements et des souhaits encore à exaucer. Ce sont des planches qui illustrent en somme tout l’amour que l’artiste voue à ce qu’ont laissé dans sa mémoire les grands noms qui ont guidé son parcours. Un parcours chahuté par de nombreuses rencontres et de nombreux voyages. Nous assistons à ce que la mémoire intime de l’artiste laisse poindre, et non à ce que notre mémoire collective arbore généralement, elle qui tend à réduire l’être humain le plus valeureux à un masque passe-partout. Chaque « passeur » semble détenir une clé pour comprendre la démarche de Thierry Cauwet. Chaque « passeur » dit quelque chose des choix et des combats de l’artiste, qui ne revendique aucune filiation ni ne rend public une quelconque dette. Cette série des « passeurs » est, dans sa totalité, un paysage mental. Celui-ci possède une vertu éducative, à n’en pas douter. Ce qui fait tenir ces noms ensemble, c’est la conviction de l’absolue souveraineté de l’artiste. Chacun l’incarne à sa manière. Cette autonomie est constitutive de la pratique artistique (littéraire aussi bien). Elle doit être affirmée en toutes circonstances, quelles que soient les époques, les pays, les cultures, les langues.
Thierry Cauwet nous révèle que « tout a commencé par Antonin Artaud. Les autres sont venus s’agréger après ce choc originel. » Le la est donné : le théâtre, la recherche d’une langue étrangère au suicide social, l’accès au sacré, le cri. L’assemblée de ces « passeurs » qui se constitue ensuite offre un panorama de la curiosité intellectuelle dont a pu faire preuve Thierry Cauwet au fil des années. Les grands peintres y figurent, comme une évidence partagée par la plupart des artistes d’aujourd’hui : Matisse, Max Ernst, Giacometti… mais pas Picasso, ni Magritte, ni Miro, ni Monet, ni Van Gogh… Précédant l’époque moderne, nous trouvons Le Caravage (pour son réalisme non conventionnel), Rubens (pour ses corps), Vélasquez, puis William Blake et Eugène Delacroix. Nous ne pouvons pas être surpris de voir Raoul Dufy (pour le décalage du trait et de la couleur), Francis Picabia (pour ses « Transparences ») ni André Masson (pour ses « Massacres » et son voyage à la Martinique). L’implication corporelle de l’artiste dans son propre travail se manifeste par la présence saisissante d’Oskar Schlemmer, Pierre Molinier, Balthus (pour les poses), Francis Bacon, Yves Klein, Hermann Nitsch, Michel Journiac, ORLAN ou encore Matthew Barney.
Mais des surprises nous attendent parmi les peintres d’une modernité décalée : Jacques Villon (pour sa discrétion eu égard à l’activisme du frère, Marcel Duchamp), Constant Permeke (pour des origines belges fantasmées par l’artiste), Charles Lapicque (pour ses qualités de coloriste flamboyant), Jean Hélion (pour son courage à rompre avec les avant-gardes et revenir à la figuration après guerre). Défilent sous nos yeux ceux sans qui l’art aujourd’hui ne serait pas le même : les américains Mark Rothko ou Willem de Kooning, Roy Lihtenstein ou Larry Rivers. Et après le mysticisme d’un Roman Opalka, pourquoi ne pas savourer la palette chatoyante d’un David Hockney ? Aux dépliages de Simon Hantaï répondent les tressages de François Rouan; aux peintures terreuses et violentes de Paul Rebeyrolle font écho les toiles expressionnistes de Markus Lupertz… mais sans doute que Thierry Cauwet vous initiera avec une étincelle dans les yeux aux découpes audacieuses d’un Romare Bearden ou aux sculptures d’un Frans Krajcberg, le premier artiste défenseur de notre planète.
Comme les autres artistes de sa génération, il fut marqué par les questionnements du mouvement supports / surfaces. Ainsi va-t-il honorer Pierre Buraglio, Bernard Pagès ou Jean-Pierre Pincemin.
Thierry Cauwet n’oublie pas les écrivains dans son répertoire des grands hommes : Vladimir Maïakovski, Georges Bataille, Jacques Lacan, Witold Gombrowicz (la filistrie), Roger Gilbert-Lecomte, Emil Cioran, Pier Paolo Pasolini, Gilles Deleuze, Edouard Glissant (le Tout-monde).
Les épisodes de sa jeune vie d’artiste laisseront leur empreinte : Alejandro Jodorowsky (pour le choc que fut « La Montagne sacrée » en 1973); Sergueï Paradjanov (pour ses films qui sont des tableaux et son pluriethnisme); Don Van Vliet (Captain Beefheart, en souvenir du squat de la rue des caves à Sèvres); Witkiewicz (pour ses expériences sur la figuration se modifiant en fonction de l’absorption d’alcool). De même que ses amis les plus proches doivent trouver leur place dans ce tableau d’excellence personnel, avec Ernest Breleur ou Christian Paraschiv.
Enfin il est des événements qui sont des miracles, comme la vue de « Double paysage, tempête électrique », un tableau peint par Joseph Sima de 1928, qui représente deux polyèdres sur fond de paysage avec deux platanes, qui est pour Thierry Cauwet « l’archétype d’une peinture pour les deux yeux », une de ses « préoccupations picturales majeures ».
Ces portraits confectionnent ainsi le portrait de l’artiste lui-même, un patchwork en quelque sorte, chacun apportant une touche à la mise en évidence de la formation intellectuelle et sensible de l’artiste, formation, faut-il le préciser, toujours en devenir et en mouvement. Nous assistons donc à la création d’un autoportrait qui rassemblerait les visages arrangés, pimentés, épicés d’une centaine d’hommes célèbres. Un monument à la mémoire des grands événements de la vie de l’artiste qui, humblement, rend hommage à ce qu’il y a de plus bouleversant dans la familiarité que nous entretenons avec les signataires des plus grandes œuvres de l’art comme de l’esprit. Thierry Cauwet ne consacre pas le génie de certains en les choisissant, en les élisant pour figurer dans son panthéon. Non. Il veut extraire de leur nomination la puissance toute singulière de ce qu’ils ont laissé, l’extrême importance, intimement ressentie, de leur héritage. L’artiste ne divinise aucun de ces objets d’admiration. Il n’en fait pas une représentation de plus qui serait figée dans l’imaginaire culturel. Non. S’il nous jette sous les yeux son engouement pour tel ou tel, c’est pour nous faire entendre quelle dissonance fut (est, pour les vivants) son existence, pour nous faire voir de quelle fracture politique il se réclame, enfin pour nous intégrer au cercle des poètes qui ne disparaitront jamais. Cette célébration est une forme d’assimilation, comme si Thierry Cauwet mangeait la puissance créatrice de ces « passeurs » pour en nourrir la sienne.
Cette rutilante collection de têtes serait la métaphore du substrat sur lequel vit, réfléchit, sent, perçoit, invente, cherche, trouve l’artiste dans sa pratique. Ce ne sont pas simplement des références livresques ou muséales. Ce ne sont pas de simples suppléments d’âme à sa méthode créative. Ce ne sont aucunement des pièces rapportées pour enjoliver un curriculum vitae ou pour ennoblir un catalogue d’exposition ! Le florilège est apparu à un moment décisif dans l’itinéraire de Thierry Cauwet, qui avait besoin de confronter son art à tout un patrimoine moral autant qu’esthétique, et en définir les contours, comme un héritier établirait l’inventaire d’une succession. L’artiste s’est ravitaillé auprès de toutes ces personnalités, il s’est délecté de leur actions, il s’est baigné dans leurs écrits, il s’est pénétré de leurs tableaux et de leurs dessins. Aujourd’hui l’artiste s’émerveille à juste titre des propos de feu Bernard Stiegler qui proposa le concept de « nécromasse noétique », laissant filer l’idée selon laquelle la matière, qu’elle soit culturelle, spirituelle, organique, minérale, vit grâce à la décomposition lente de ce qui l’a précédée, prospère certes sur de l’humus riche en nutriments mais aussi sur des cadavres tout aussi favorables à la vitalité des espèces. Tout ce qui n’est plus vit encore. Tout ce qui a été créé sera plus tard le terreau d’une création. Ce que l’on sait aujourd’hui se construit sur la vie antérieure. Mais si l’on n’y prend garde, tout cela peut disparaître.
D’où les « Passeurs » : ces passants considérables ! Ce sont les maillons improbables et très précieux d’une chaîne d’expériences, au feu de la vérité, menées jusqu’à ce que l’œuvre absorbe son auteur, le dissolve dans l’Humanité entière. Ils sauvent des vies, au propre et au figuré. Que circule la sève de la création ! Que se perpétuent les pirateries de la pensée, les révoltes du batelier et celles du bateleur, les manières de la contrebande et des volontés sauvages ! Ils dirigent la barque d’une rive à l’autre, du passé vers le futur, passent outre les obstacles. Quel serait leur legs si personne ne jette une passerelle entre eux et nous ? Diffusons sous le manteau, encore et encore, leurs témoignages d’une vie consacrée à leur ouvrage, communiquons leur énergie créatrice à d’autres générations, propageons leur engagement, faisons nôtre leur générosité. Chacun de ces « passeurs » s’est risqué à enseigner la liberté auprès de qui voulait l’entendre, sans autre nécessité que celle ressentie intérieurement, quel qu’en soit l’écho, présent et à venir. Thierry Cauwet tresse-t-il pour autant des louanges à ces esprits frappeurs ? N’en croyons rien. Il ne dresse pas le tableau de ses préférences mais se confronte à leur intelligence, à leur brillance, à leur verve, à leur inspiration. Traduites ici plastiquement. Transférées sur des surfaces vibrantes.
Pour donner une couleur à la conception que l’artiste donne de la transmission du savoir, reportons-nous à ce qu’il confiait récemment sur une messagerie, précisant qu’il aimait comment Armand Robin définit l’anarchiste : « celui qui est purifié volontairement, par une révolution intérieure, de toute pensée et de tout comportement pouvant d’une façon quelconque impliquer domination sur d’autres consciences. » Pas question de prosélytisme ou d’exemplarité. Ne doutons pas qu’il s’agit avant tout d’un exercice spirituel, à l’instar de ce que nous pouvons percevoir à travers les mots de Bernard Noël (dans Journal du regard) : « L’invisible commence dans l’oeil. Il contient le pendant de l’espace extérieur, c’est-à-dire notre espace intérieur. De l’un à l’autre, le regard se fait passeur. » Le passeur, c’est bien notre regard, en effet, après celui de l’artiste.
Christian Arthaud