POINT DE VUE

L’AICA France s’associe au Réseau documents d’artistes et au journal The Art Newspaper France autour du programme « Point de vue » initié par le Réseau DDA, qui vise à la rédaction et la publication d’un texte critique s’appuyant sur les sites ressources documents d’artistes. Nous publions ici le 5ème texte d’une des quatre lauréates, membre de l’AICA France Doriane Spiteri. Ce texte est également publié dans le journal The Art Newspaper France et sur le site de Réseau documents d’artistes.

Mnémosyne et ses filles

Par Doriane Spiteri

“Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages.
Moi, si on m’ouvre, on trouvera des plages”.
Agnès Varda, Les plages d’Agnès, 2008.

Recueillis, conservés, restitués, les souvenirs sont la survivance d’une sensation, d’une impression, d’une idée. De quoi y a-t-il souvenir et de qui est la mémoire ? À travers la sculpture, l’installation, la vidéo ou la performance, Julie Chaffort, Julie C. Fortier, Pascal Jounier Trémelo, Camille Llobet et Anaïs Wenger recréent les conditions d’exercice de la mémoire. Leurs œuvres engendrent de nouvelles modalités de perception, témoignent d’un regard sur le monde intégrant une conscience du vivant et du corps qui passe par un déploiement du temps et réactivent une image comme trace sensible.

Julie C.Fortier, Attendu tendue, 2022
Installation olfactive, 2 parfums, portant en métal, pierre calcite et quartz, tapis de laine tufté main, 280 x 780 x 150 cm
Vue de l’exposition Sentir le cœur de la montagne, La Galerie du Dourven

Inscrite dans le partage et la transmission pour réveiller les mémoires, la démarche de Julie C. Fortier offre un contexte aux odeurs et les situe dans la durée. En 2014, avec La chasse, elle initie une série d’œuvres qui se déploient en relief sur les murs. Les 92000 touches de parfum en papier, collées sur un mur à hauteur de nez, proposent un voyage olfactif au cœur d’une prairie mouillée, d’un pelage chaud taché d’une odeur de sang. À ces images mentales révélées s’ajoutent les strates de paysages visuels dévoilant une fourrure d’ours ou une forêt enneigée. En 2022, l’artiste entame un travail sensoriel et tactile avec des tapis en laine tuftée main. Douce, chaude et animale, la laine absorbe les odeurs et les diffuse lorsque nous entrons à son contact. Avec Attendu tendue, produite sur le territoire singulier de la Galerie du Dourven dans les Côtes-d’Armor, entre terre et mer, elle nous invite à marcher au cœur de l’ancienne montagne. Après avoir cueilli le paysage (lichens, écorces, criste marine et goémon) et à partir de ses rencontres, elle développe son récit sur la laine et nous propose de ralentir face à nos perceptions pour devenir paysage. Dans sa performance Songe et souci en 2016, elle mène des échanges liés à un souvenir ou une anecdote qu’elle reconstitue au fil du récit à l’aide de son olfactorium. Chaque odeur précise les souvenirs d’une randonnée en montagne ou du foyer d’un être aimé. Insaisissables jusqu’à ce qu’on puisse les nommer, ces réminiscences se réactivent en images mentales.

Cet appel aux sens engendrant de nouvelles modalités de rapports avec le spectateur est également au cœur du travail d’Anaïs Wenger. Créatrice de situations, elle propose en 2018 Uisge : une dégustation de whisky et des récits qui leur sont associés. Entre anecdotes personnelles, historiques ou géographiques, les goûts de céréales, de bois ou de tourbe nous transportent sur les terres d’Écosse ou d’Irlande tout en démontrant l’impossibilité pour chaque bouteille de tenir ses promesses de voyage. Entre saveurs et savoirs, ce moment génère des échanges entre les convives et réactive leur mémoire. En s’emparant du réel, l’artiste crée des rendez-vous et des situations publiques. Elle s’implique corporellement en tant que patineuse artistique pendant trois mois avec Étoile en 2019 ou propose de découvrir son exposition dans le monte-charge du centre d’art contemporain de Genève tous les jours à midi avec Les voyages de Saussure (2018). Par son essence situationnelle, l’attitude performative de l’artiste mord sur le réel dans un temps de sollicitation et d’action. Nombreuses de ses œuvres prennent racine dans la musique, sa représentation et ses répétitions. En 2021, son installation A rose buds in a vase Leaf by Leaf, parcourt le corpus de Puccini à travers ses représentations exotiques de plusieurs pays. Des micros en plastique posés sur des tables de marché repliées au sol diffusent les versions karaoké de ces arias célèbres. L’absence d’interprète de ces scènes nous invite à élaborer notre propre récit. Dans une expérience du présent, l’œuvre est événement et mise à l’épreuve des corps.

Julie C. Fortier, Songe et souci, 2016
Performance olfactive réalisée dans le cadre de Marcher, Camper, Flotter, performer les terrains, révéler les milieux organisé par think think think, Galerie Loire, Nantes, 28 mai 2016
Base d’appui d’Entre-deux, Nantes, 29 mai 2016
Conception et fabrication du cabinet : Nastassia Erhel et Julie Guerry
Remerciements : Yoora Jeong, Anne-Marie Da Costa Lopes
Photos Yoora Jeong et Anne-Marie Da costa Lopes

La mémoire structure l’espace, le souvenir se révèle en image. À travers le langage, le geste et l’oralité, Camille Llobet s’intéresse à la manière dont le corps et le cerveau créent des habitudes et des automatismes qui enracinent l’expérience. Dans sa vidéo Faire la musique (2017), elle invite des athlètes de haut niveau à procéder à la répétition mentale de leurs parcours de compétition. Si imaginer une action active les mêmes zones cérébrales que le fait de les réaliser physiquement, un écart se fait jour entre ce qui se joue dans leur tête et ce que l’on voit. Des mains bougent, des visages se crispent, le souffle s’accélère, les muscles s’engagent dans de petits mouvements. Le souvenir se révèle en image et le langage construit les souvenirs. Avec Majelich (2018), elle fait rejouer à une chanteuse lyrique les babillages de sa fille. Dans sa vidéo Revers (2018), l’artiste traverse une forêt installée sur la place passager d’une voiture, les yeux fermés, et pousse la description verbale des formes qui surgissent derrière ses paupières. Avec Pacheû (2023), à la recherche de la mémoire de la montagne, l’artiste part sur les traces et les chemins empruntés par différents personnages. Dans un contexte de changement climatique brutal, elle enregistre les images, les bruits de ce milieu en mutation, les gestes, les parcours et les récits de professionnel·le·s qui arpentent ce territoire. Au fil des saisons, jamais n’apparaissent les hauts sommets, la focale s’ancre dans le milieu pour laisser place aux chemins arpentés, à la neige écrasée, aux éboulements de pierre, aux rivières d’eau et de cailloux qui naissent, aux bruits profonds du glacier. Le corps est vivant, il est un allié universel de la transmission. Dans un espace sensible et fragile, confrontant l’instant à la durée, le paysage se dissout dans la mémoire et la mémoire façonne le territoire.

Anaïs Wenger, Uisge, 2018
Prix Suisse de la Performance
Photo : © Emmanuelle Bayart


C’est à nos mémoires enfouies et primitives que les œuvres de Julie Chaffort font appel, portant en elles un sensible immédiat. Dans la lenteur de plans fixes, l’espèce humaine se confond au vivant et aux éléments. Au-delà du langage, à travers le souffle, la voix, la musique et la danse, l’artiste réveille les entrailles de la terre. Avec sa vidéo Printemps (2020), des êtres errent dans une forêt brumeuse et pluvieuse. Pris par le feu, ils marchent lentement parmi les arbres, s’enlacent dans les flammes qui remontent le long de leur corps. La fumée blanche recouvre le sol et s’enfuit. En dialogue, Morne (2021) est un long plan séquence mettant en scène une femme dans les feuillages au pied de la Montagne Pelée. Ancrée, lentement, les yeux fermés, elle danse et chante avec les éléments. Le paysage disparaît dans la brume, le son guttural de la voix s’épuise puis la lumière jaillit et le son devient cri. En 2022, avec Sur la terre Sur les mers, l’artiste revisite son travail en convoquant des scènes inédites de ses œuvres. Le tonnerre gronde en harmonie avec des instruments à corde, le chant acapella s’installe dans le vent, un cheval se roule sur le sol, un homme entame un chant diphonique enragé ou s’enflamme dans un lac… Comme restés suspendus dans le temps, ces personnages entrent en connexion avec la terre et dansent avec l’immatériel.

Camille Llobet , Faire la musique, 2017
Vidéoprojection, 15’27, haut-parleurs, vidéo 4K, son stéréo
Avec Camille Cabrol, Mathieu Collet, Loïc Costerg, Vincent Descols, Romain Desgranges, Jérôme Grosset-Janin, Mathéo Jacquemoud, Anouck Jaubert, Oliver Marich, Marie Martinod, Lou Pallandre, Stéphane Pion, Thomas Roch-Dupland
Aide à la production : Ville de Thonon-les-Bains et Ville de Saint-Gervais-les-Bains
Collection Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes

Alliant l’espace architectural à l’espace intime et corporel, Pascal Jounier Trémelo révèle l’invisible caché dans la forme, le plein du vide, dans un travail de moulage et d’empreinte. Jouant avec la souplesse des matières, les formes se métamorphosent et génèrent des fragments mémoriels. Elles gardent la trace des gestes de l’artiste au travail, engagé tout entier. Depuis plusieurs années, il travaille directement avec la matière textile pour générer des corps texturés. Avec Baliste Epilithe (2019), un amas de matériaux recouvert d’une couverture dans un coin de son atelier devient prétexte à moulage. L’expérience imprévue engendre une enveloppe, une mue dont les plis et interstices génèrent un drapé. Sa couleur rose est générée par les résidus de la fibre textile. Qu’elle résulte de la gravité qui la façonne, d’accidents ou d’expériences, l’œuvre retient les étapes de son élaboration dans le temps, sa propre mémoire. Pour Calcrete Palustre, il utilise le moule en silicone d’une autre pièce auquel il ajoute une serviette éponge pour en révéler son envers. La forme ainsi transformée est ensuite sublimée à l’aide d’un socle en bois qui confère une aura architecturale. La sédimentation de la matière et le renversement perpétuel le mènent à réaliser des dessins depuis 2021. Après avoir prélevé des fissures au fil de ses promenades et en avoir créé le gabarit en bois, il trace de multiples lignes sur une feuille posée sur une table en béton, créant un effet d’optique et octroyant une texture au dessin. Ceux-ci viennent alors s’ajouter à son vocabulaire plastique organique et vivant.

Julie Chaffort, Printemps, 2020 (photogramme)
Vidéo, 7,40 min, couleur, son stéréo, HD
Production : Mécènes du Sud Montpellier-Sète, avec « le soutien à une recherche/production artistique du Centre national des arts plastiques » et du Centre International d’Art et du Paysage de Vassivière.
Avec Bénédicte Chevallereau et Jérome Henry
Son : Bart Velay

Ces artistes engagent un échange avec les éléments, nous invitent à dépasser la distanciation propre à la notion de paysage et à nous insérer dans le monde qui nous entoure. Les œuvres apparaissent dans une superposition d’images sédimentaires, des souvenirs imprécis à la tonalité affective qui s’épanouissent en images présentes. Depuis des millénaires en Occident, le corps est dépossédé de sa valeur au profit de l’esprit. C’est pourtant lui qui nous ancre au réel, c’est à travers lui que nous entrons en contact avec le monde. Il est notre réalité première et phénoménale. L’importance du récit, la puissance de la corporéité, la manipulation des matières, des éléments et des sens, inscrivent ces œuvres dans l’épaisseur du présent et du corps, dans une expérience du sensible. Je suis la terre, je suis le feu, je suis la montagne et la roche, je suis matière et mémoire toute entière, ici et maintenant.


LES ARTISTES


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