Eva Jospin, Palais des Papes, Collection Lambert, Avignon
De Dubuffet à Yan Pei Ming, en passant par La Beauté ou Les Papesses, le Palais des Papes nous a gâtés depuis trois décennies. Le cru 2023 ne déroge point à la tradition grâce à l’intervention exceptionnelle d’Eva Jospin dans ce Palazzo, principalement dans la Grande Chapelle et aussi dans la salle des festins, la chambre de parement ou parmi les fresques de la chapelle Saint Martial entre autres. D’une part, elle érige des constructions plus ou moins monumentales en recourant à un matériau pauvre, que l’on n’attendait pas sous ces voutes chargées d’histoire et de pompe : le carton, qu’elle détourne de ses fonctions usuelles. Elle en exhibe la richesse intérieure et l’explore pour ses qualités de stratifications, qui rappellent la structure de la terre sur laquelle nous vivons ; elle exploite ses vertus plastiques se prêtant à la gravure, ou à des repentirs raisonnables ; et elle adopte l’unité de ton qu’il propose et qui donne à son œuvre une cohérence et une identité parfaitement reconnaissables. De ce point de vue, les trois œuvres les plus spectaculaires sont indéniablement celle intitulée Côté Cour Côté jardin, qui fait un clin d’œil au théâtre, lequel se joue dans la cour d’honneur toute proche, puis Les Nymphées qui rappellent combien nous sommes, et les Papes bien avant nous, pétris de culture classique et notamment romaine ; enfin le Cénotaphe géant qui ancre la mort comme pierre de touche des religions de toutes confessions et souvent à leur insu, des activités humaines. Le travail, qui ne lésine pas sur le détail ni sur le décoratif, est délicat, rigoureux, fragile et donne paradoxalement une impression de force que le matériau contredit. Il y est donc quelque part question de trompe-l’œil et de critique des illusions humaines soumises à la sacro-sainte Vanité. Eva Jospin nous renvoie finalement à l’origine de toute habitation, la grotte, dont on connaît les richesses intérieures. Elle revisite également, le style rocaille, rococo, baroque qui a égayé l’art décoratif de nos siècles les plus illustres ; quelque part enfin elle flirte avec l’art singulier ou fantastique que l’on dit brut, sauf qu’elle a fait des études aux Beaux-Arts, et que ses orientations sont à la fois objectivées et assumées. Les œuvres relèvent, par leur monumentalité, de l’architecture mais Eva Jospin les traite également dans leur dimension murale, toujours à base de carton, afin de figurer de denses et profondes forêts, cauchemar des contes enfantins des temps jadis. La Galleria, chambre de parement, est impressionnante par ses dimensions mais aussi son sens du détail proche d’un travail d’orfèvre ou de dentellière. Justement, et c’est l’autre part, la seconde partie du travail conçu pour le Palais épiscopal, dans le grand Tinel, se présente sous forme de longiligne broderie à base de fil de soie, d’une extrême complexité digitale, renvoyant aux motifs habituels de l’artiste (Forêt et Monuments, Nature et Culture, végétal et humain). L’exposition se clôt de manière documentaire par un film sur l’artiste au travail, entourée de ses assistants, à l’instar des maîtres de la Renaissance qui œuvraient collectivement à partir d’un atelier. Et sur des photos de Laure Vasconi, en noir et blanc, qui nous plongent davantage encore dans les coulisses du travail du point de vue subjectif d’une photographe.
Le sous-sol de la Collection Lambert accueille des œuvres de moindre dimension, non conçues pour un in situ contrairement au Palazzo, mais avec lesquelles on peut nouer des relations plus intimes. On y retrouve les trois aspects soulignés ci-dessus, les constructions plus modestes de monuments et de grottes, le thème de la forêt en relief et les tapisseries sur soie. Il faut y ajouter des broderies présentées en rouleaux déroulables, tel un film rudimentaire, ou tel qu’on le met en scène à Bayeux, également encadrées de bois à l’instar de peintures de soie, au mur. On y trouve aussi des paysages sous vitrine qui paraissent encore plus fragiles puisqu’ils sollicitent le calque. Un film nous plonge dans une forêt numérique sans fin. On peut voir aussi des dessins délicats. Des travaux sur résine en triptyque donnant l’impression de paroi minérale. Des dessins en relief… Les sculptures sont de formes complexes mais portant plutôt sur l’horizontale, à l’instar de cette crayère empruntée à l’économie champenoise, qui relève d’un véritable travail de fourmi, et exhibe la complexité rapprochée de ses strates géologiques. Cette production, accessible, ne peut que séduire tant les petits que les grands, les petits qui y retrouveront les décors de cinéma et l’univers des contes parfois effrayants auxquels ils sont habitués, les grands qui s’étonneront de la dextérité de ce travail digne des compagnons des temps antérieurs, maîtres et donc ici maîtresse, de son matériau de prédilection : ce carton qui allié au bois ou au papier coloré accède, tout pauvre qu’il est, au royaume des yeux. BTN
Jusqu’au 7-01, 0432743656