Daniel Dezeuze, qui vit à Sète et enseigna aux Beaux Arts de Montpellier, demeure aux yeux du grand public et de l’histoire de l’art, l’un des piliers de la tendance Supports-Surfaces, celui qui s’est en particulier occupé du châssis sous toutes ses déclinaisons et avatars. En tant que tel, et au vu de l’idéologie dominante qui sévissait dans les années 70, il est apparu comme un matérialiste désireux de changer le monde. Pourtant, pour reprendre la remarque de Rabelais, les seules apparences sont parfois trompeuses et « par telle légèreté il ne convient estimer les œuvres des hommes ». La publication par les Editions Méridianes de ses Ecrits hérétiques prouve que la dimension spirituelle joue un rôle essentiel dans sa production et la genèse de ses œuvres. Il s’agit de sept textes, en vers libres ou en courtes proses, puisant dans l’expérience singulière des gnostiques du début du premier millénaire ou plus tard dans les aspirations cathares. Ils sont associés à des dessins au pastel où des traits erratiques de couleurs primaires se révèlent sur un fond noir de nuit mystique. On ne peut s’empêcher, en lisant ces textes très riches en références (« L’avorton de Sophia… », « C’est une Eve céleste qui donna jour à Seth», « Les séraphins jouent de la dague. ») et qui ne lésinent pas sur les métaphores filées (« L’oiseau qui se veut pur esprit est retenu par la glue du Monde » ; « Accoucher d’une œuvre/c’est avoir oublié/les bases élémentaires/de la contraception » ; « Nous signerons à l’ordre du Sauveur des chèques en bois, en bois de croix, jusqu’à la fin de Temps ») de penser à la parole prophétique d’un Rimbaud, fournie en fulgurances, mystérieuse et incarnée. L’incarnation : tel est le mot qui hante cette poésie habitée par les cristallisations de la marche en avant mystique et qui cherche à dégager la lumière de la gangue corporelle, symbole de la prison en laquelle chaque homme est jeté. Daniel Dezeuze, par la parole poétique qui est aussi cheminement (un texte s’intitule : « Dires d’un bonhomme sur le chemin de l’exil ») épouse les causes de ces êtres qui se voulaient parfaits et en quête de connaissance acquise plutôt que de foi révélée. C’est très sensible dans les nombreuses « mysticades » qui terminent souverainement le recueil. Face à ces écrits arrachés à la lecture des grands classiques du genre, les dessins résonnent comme les vibrations de l’infinitude. Sur le plan obscur de la feuille, des formes lumineuses se profilent, jamais tout à fait achevées, relevant de plusieurs règnes et attribuant un aspect cosmogonique à la démarche. Car c’est la question de la Création qui est en dernière instance posée : celle du monde, des forces antagoniques qui le déchirent, des êtres hiérarchisés qui le peuplent mais aussi la création artistique, équivalent et métaphore de l’autre, censée dégager « le noyau/ hors de la pulpe amère » et le briser « pour y saisir/ l’amande de l’éternel Instant. » Ainsi la poésie relève d’une mystique originelle là où certains poètes de haut-vol n’en sont que les charognards. Daniel Dezeuze s’applique avec sérieux à jouer les Prométhée voleurs de feu, avec une grâce que ne sauraient soupçonner ceux qui en restent à la contemplation concrète de ses œuvres. Il y ajoute également un certain recul ironique, un certain humour qui ne sauraient l’assimiler à un illuminé nouvellement converti – plutôt à un explorateur fasciné par les nouvelles illuminations proposées par cette pensée gnostique qui n’en finit pas de surprendre de ses paradoxes et émerveiller de ses révélations. Dans « La disquette de Tuchan », près du château cathare d’Aguilar, Daniel Dezeuze confie ses « Poèmes sur disque dur » et jongle avec les mots dont nous sommes prisonniers : « Si l’âme contenue ne batifole pas dans l’immondain, il sera loisible pour elle, décrottée, proprette, de prendre le gai chemin du non-retour. » On est rarement allé aussi loin dans une poétique de l’absence à même de pousser le langage dans ses derniers retranchements car on a besoin du langage pour sortir du langage… Et de recul pour ne pas devenir fou. Dans les « Mysticades », aux propos poético-gnostiques du haut s’oppose un retour au réel, à la nature, à l’environnement familier du bas, rouge comme la chair. L’esprit et la matière sont ainsi mis sur le même plan de la page : « L’esprit est-il pure cristallisation de la matière ? ». Tant de questions se posent… Dezeuze a trouvé l’art de les poser.
Il faut souligner le remarquable travail de mise en page de Pierre Manuel dans sa confrontation de la page blanche, mettant en exergue les avancées du texte, et de la page noire porteuse de dessins erratiques et spectraux, accouplés sans coïncidence chronologique. Le tout dans un format qui fournit aux deux techniques une ampleur et une envergure leur assurant une plénitude postulée. Textes et dessins s’éclairent mutuellement. Ce n’est pas seulement l’œuvre de Dezeuze qui s’en trouve renouvelée. C’est la Création tout court, faite de matière et d’esprit. On trouve cet ouvrage, de 120 pages illustrées, dans toutes les bonnes librairies ou en le commandant aux Eds Méridianes, 6, rue Salle Lévêque à Montpellier (editionsmeridianes@gmail.com 0612145961), notamment pour les ex de tête. BTN