COSKUN, EXPRESSION DIRECTE

Dans le contexte de la publication de la première monographie (1) qui accompagne ses expositions muséales, Coskun revient sur son parcours et les sujets qui façonnent son univers. 
Entretien avec Laurence d’Ist.

Laurence d’Ist : Il est bon de préciser que vous quittez la Turquie en 1980, et que vous choisissez la France parce que vous connaissez les artistes et les œuvres de la première et seconde école de Paris comme si vous y étiez. Un soft power français, cependant, en total décalage avec la scène artistique puisque vous découvrez sur place, l’art conceptuel, minimaliste, Nouveau réaliste, etc. 
Pourquoi conserver la figuration coûte que coûte dans ce contexte ?
Coskun : La France était beaucoup plus qu’une langue, c’était un refuge. Je suis né en 1950. Et plus qu’une civilisation et d’un savoir vivre, c’était Paris, une ville à part. Paris était le centre du monde sur le plan culturel, philosophique et des idées progressistes, dans un système politique plutôt fluctuant en Turquie. Le coup d’État de 1980 qui précipita mon départ fut un ultimatum.


À cause de la médaille réalisée en hommage à Nazim Hikmet ?
Tout ce qui laissait supposer que vous étiez politisé, comme détenir un livre du poète, vous jetait en prison.


En somme, si vous êtes là, c’est à cause de Gauguin, Van Gogh, Moualla, Picasso et tant d’autres.
J’étais imbibé par l’art moderne de la scène internationale qui sévissait à Paris jusqu’après guerre. Les chefs d’œuvres reproduits dans les livres, je les vois pour la première fois quand j’arrive à Paris. J’ai trente ans et je ne parle pas (encore) la langue. Je visite les galeries, assiste à quelques représentations théâtrales (j’étais comédien professionnel dans une première vie à Istanbul), mais je n’y trouve pas de modèle à suivre. Je réalise que ma culture artistique est acquise par la distance et l’épaisseur de l’histoire depuis mon pays ; ce qui ancre l’existence dans une réciprocité au passé pour cultiver son originalité au présent. 
Dans les années 1980, en France, ce n’est alors pas du tout le modèle à suivre, plutôt celui à abattre (rires) ; contrairement à aujourd’hui où les techniques et les références à la longue histoire de l’art alimentent le retour à la peinture figurative. Mais c’est encore autre chose pour moi, parce que je cherche à rejoindre les sensations éprouvées quand le premier signe fait sens.

Vous n’agissez pas sur l’image mais sur le ressenti.
Je me trouve être dans le même besoin que le premier homme, en étant mieux équipé. Mes sensations passent par le crayon et les outils qui prolongent mon geste. Avec les machines et les moyens d’aujourd’hui, je cherche une création directe. J’entaille à la tronçonneuse comme je dessine. Tous les éléments de la nature : les branches, les troncs, les racines, mais aussi la terre, sont les supports d’images désirées. J’ai le sentiment de me trouver dans la grotte du Sapiens. D’être à mon tour dans l’émotion directe. C’est par les mains que passent mes impressions comme les signes pariétaux. Qui n’ont rien d’archaïques. Le trait d’Egon Schiele possède la même assurance, comme celui de Miro, Rebeyrolle, Tapiès, Barceló…

Depuis plus de quarante ans, vous taillez dans l’arbre la figure humaine. Pierre Restany prophétise en 1978, je le cite : « Elle [G. Richier] a exercé une influence profonde sur la génération qui a succédé à la sienne mais aucun des jeunes sculpteurs qui ont subi son attraction n’a osé la suivre aussi loin. Les plus doués sont allés ailleurs, sollicités par d’autres problèmes visuels, plus directement liés à la technologie, aux mass média, à la société de consommation. La redécouverte, à la fin d’un siècle qui est aussi la fin d’un millénaire, de l’actualité profonde de la vision de Germaine Richier marquera, je le pense, une véritable renaissance de l’art statuaire » (2). Selon moi, vous renouvelez la figuration dans l’esprit de « l’indépendance filiale » ouverte par Richier qu’évoque Restany autour de l’humanité affectée. Comment s’est faite la rencontre avec cette grande Dame de la sculpture ?
Par surprise. Le Berger des landes surgit à ma vue dans le parc du musée Louisiana près de Copenhague en 1985. Je constate qu’il s’agit d’une artiste française et j’apprends qu’elle était célèbre et tombée dans l’oubli… jusqu’à peu !

C’est vrai, son retour dans l’actualité artistique (3) comble le manque de repère récent pour appréhender le corps en sculpture contemporaine qui se crée dans les ateliers. Celle qui a toujours eu des élèves sans produire de « suiveurs », s’attachait à représenter l’humain dans sa véracité…
dans son authenticité, aussi… 
J’approche la sculpture du corps dans des proportions qui vibrent de la statuaire grecque mais sans jamais caresser le lisse et la beauté fragile d’un fragment ; comme je ne me prête pas davantage à reproduire le passé antique en citation du présent, mais reste en osmose avec la sculpture expressive.

Expressionniste et baroque, ce qui là encore vous place dans une singularité en dehors du courant allemand de la génération de Georg Baselitz et de Markus Lüpertz.
Ma figuration passe par l’évocation des sens, des fluides.
Plus que l’érotisme, je souligne le plaisir. Avant tout celui de faire ressentir la veine, la vibration de cette chaleur chimique qui traverse le filon de l’intérieur. Les masses dialoguent, les points de vue se démultiplient pour dépasser justement certains axiomes de la sculpture.

Les ancrages de votre langage viendraient-ils de votre passé de comédien ?
La mémoire visuelle est essentielle dans mon travail ; je la nourrit d’images « habitées » de sentiments premiers et d’expressions plastiques. Je dessine de mémoire sans modèle. La forme est résolument figurative et possède quelque chose de l’instinct créatif. Elle se construit à partir des impressions et d’une énergie entièrement engagée dans la matière et l’objet. On retrouve cette disposition dans les leçons de Constantin Stanislavski qui était le guide au conservatoire d’arts dramatiques d’Istanbul. « Observer, éprouver, vivre », cela a naturellement et inconsciemment insuffler ma manière d’être et de concevoir la création.

Néanmoins, au delà des présences et des tensions, vous jouez d’opposition sur les couleurs, vous soulignez les structures, vous scarifiez l’apparence. Vous remontez à la surface de la figuration en vous tenant à distance du pathos et de l’allégorie qui sont les deux bouts de l’expression.
Les figures à taille humaine respectent l’aplomb de leur hybridation avec la nature. Mais au delà de son apparence, l’œuvre doit apporter un sentiment sans aucune date ; qu’elle redevienne montagne et cavité comme un rappel aux sources. On y parvient en questionnant à son tour les choix esthétiques des aînés. Il faut régler pour soi les préférences effectuées par Bourdelle, Rodin, Richier, Brancusi et les autres, sur les enjeux du socle, de l’équilibre, du positionnement dans l’espace, d’occurence et de la récurrence de la figure en pied, de la tête, etc. Ça vous permet de marcher dans votre époque, comme les Hommes de Giacometti et de développer une œuvre dont le temps et le travail sont votre allié, car il vous apprend à faire autrement avec la nature des éléments. C’est en tout cas, comme cela que je le vis, même s’il m’a fallu des années pour le comprendre, et y répondre !

C’est dire que la « sculpture » est plus forte que le sujet sculpté ?
Exactement, la dynamique est un vertige. La critique, l’institution, le marché même me semblent mieux assumer aujourd’hui les critères du passé pour la peinture que pour la sculpture. Les peintres classiques, romantiques, des années 30 et 50 sont évoqués et revendiqués sans tabou sous les pinceaux des contemporains. Ils travaillent la référence dans la matière picturale. L’avenir nous dira qui de l’image de la peinture, ou de la peinture, sortira du lot ? Pour la sculpture c’est moins simple et plus riche. Si le premier vous happe, le second existe dans votre espace. Le dialogue corporel n’est pas le même. C’est l’épaisseur du passé et ma liberté qui disent ma sculpture !

 

1 : Coskun, expression directe, Fernando Arrabal, Jean-Paul Jouary, Claire Maingon, Necmi Sönmez, sous la direction de Laurence d’Ist, Silvana Editoriale, Milan, 2024 (bilingue français, anglais), isbn 9 788836 655618 / 28 €

2 : « Pierre Restany, L’Œil, n°279, octobre 1978 », dans Regards sur Germaine Richier, textes critiques, édition établie par Ariane Coulondre, Centre Pompidou, Paris, 2023, p. 120-121.

3 : En 2023, la rétrospective « Germaine Richier : l’art et la matière » est organisée en collaboration et présentée successivement au Centre Pompidou, Paris et au musée Fabre, Montpellier dont elle est originaire, 26 ans après celle à la fondation Maeght en 1996.

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