
Du lundi 03 au mercredi 05 mars 2025, Aurélie Barnier, lauréate du troisième appel à candidatures pour le programme Chroniques, a été invitée dans les territoires du Cher et de l’Indre-et-Loire par devenir·art, en partenariat avec l’AICA-France et Revue Laura.
Elle a rencontré les artistes Eve Champion, Karine Bonneval et Aurélien Merlet.

Il y eut des cafés, de l’herbe printanière à foison, des couloirs, des escaliers à gravir, quelques décrochages, des changements d’espaces et d’échelles, du soleil, des rais de lumière, de la projection, des pousses de champignons, les paysages qui défilent derrière la vitre d’une voiture, l’évocation récurrente du vent, du bois brut et poli, des tests son et des éblouissements !
Eve Champion – Karine Bonneval – Aurélien Merlet
Je me promène en barque dans le Marais…
À écouter le vivant bruisser
Et longuement, étirer le temps
Eve Champion
Je me promène en barque dans le Marais
Par une observation assidue de milieux dits naturels, Eve Champion explore les liens ténus ou puissants entre ce que l’on appelle le vivant et l’humain.
Dans un processus de création comparable à la recherche scientifique, elle découvre ce qu’elle n’a pas cherché. Avec force autant que subtilité dans les détournements opérés, les pièces qui en découlent invitent à reconsidérer notre rapport au monde par bien des chemins, à recouvrer une sensibilité au vivant – nécessairement complexe car mêlant le plaisir à la crainte, l’intime à l’universel – et nous engagent à ne plus oublier que nous appartenons à ce tout, notre commun.
Sillonnant à la pigouille le Marais poitevin – construction humaine en cours depuis le XIIe s. afin de préserver les pâtures et l’eau douce de ces zones humides, dont certaines abritent encore une flore et une faune sauvages – elle découvre un jour, sur une voie d’eau reculée, le corps majestueux d’un chevreuil couché sur un tronc, comme endormi mais gonflé de gaz, marque du début de sa décomposition. Pour recréer le souvenir de cette scène saisissante, Charogne (2018-2021) associe du verre thermoformé suggérant la tension de la boursouflure ainsi que l’eau et ses reflets, à de la laine brute qui évoque tout de go le pelage, les viscères ou l’écorce. La pièce interroge la domestication du vivant jusque dans la mort puisque, à l’exception des endroits si peu fréquentés, on incinère les cadavres d’animaux dans la nature – au mépris des chaînes trophiques et donc de l’équilibre des écosystèmes, voire de leur survie – sous un prétexte sanitaire, certes entendable, mais surtout dans le but d’éviter par-là toute confrontation à notre finitude de mammifères.
L’énigme de l’animal pour l’humain et sa réciproque, sont à l’origine de cet éblouissement à distance, tant ne pas troubler l’autre que pour mettre à l’écart son propre trouble. Creusant ce mystère, tel Baptiste Morizot « sur la piste animale »1, Eve Champion pose des pièges photographiques (dispositifs utilisés pour le recensement naturaliste, mais aussi la surveillance par les chasseurs) et, subrepticement, fige le pas de faons dans des impressions cyanotypes (Les Fugitifs, 2021).
Depuis sa barque, elle aperçoit parfois des maraîchines et des charolaises traverser un canal pour se rejoindre et se caresser de leurs cornes ou bien une vache en aider une autre à s’extraire d’un fossé à la force de ses cornes. De ces expériences émouvantes dont elle partage le secret naît Le sourire dans la vallée (2022), traduction en patois berrichon du nom de son village natal, Sury-en-Vaux. Cette installation mêle, sur un tapis de terre ocre prélevée sur place et évoquant un rectangle de monoculture, de vraies cornes et des répliques en céramique. Ode mémorielle, elle invoque à la fois le souvenir des cornes désormais coupées alors qu’elles sont un moyen de communication et celui du sol en terre battue dans la maison de sa grand-mère. Comme Agros (2012), « terre non cultivée », qui rejoue le Wardian Case de la colonisation (boîte en vase clos conservant l’évaporation, utilisée pour emporter vers l’Europe des plantes éventuellement pathogènes), par un assemblage de chêne, acajou et verre protégeant du trèfle incarnat qui, avant les pesticides, nourrissait les sols agricoles en azote et les bêtes en fourrage.
Ainsi le travail d’Eve Champion repose-t-il sur un attachement farouche à la protection et à la réflexion sur les traditions et techniques – vertueuses, comme l’entomologie permettant de signifier les extinctions d’espèces et la transformation de matériaux de récupération, ou dévastatrices telle la chasse à courre.
L’ouïe aguerrie, elle n’identifie plus qu’un seul oiseau à sa fenêtre, en écho au Printemps silencieux de Rachel Carson2. Ce sinistre constat est transmué en une sculpture sonore de chêne et frêne autochtones, où le son est pour la première fois contrôlé : inspirée du moulin des moissonneuses-batteuses et des boîtes à musique, son moteur activera des marteaux frappant un xylophone, accordé au chant des oiseaux qui disparaissent avec la mécanisation des sols.
Ses mises en scènes poétiques nous placent face aux incohérences de notre rapport au vivant, donc à la survie de notre propre espèce, et enjoignent à une cohabitation respectueuse de l’altérité, voire au retrait comme dans certains lieux du Marais – une présence fugace demeurant possible.
Telle une guetteuse à la Breton, Eve Champion est à l’écoute du monde.
1 – Sur la piste animale, Actes Sud, Arles, 2017.
2 – Wildproject, Marseille, 2020 [1962] ; l’un des premiers manifestes écologistes.
Karine Bonneval
À écouter le vivant bruisser
Avec grâce et humour, une énergie radieuse et une attention au souffle le plus infime, Karine Bonneval se penche sur le vivant et nous entraîne dans une danse ouvrant le chemin de la pensée.
Ses installations, souvent performées, sont les fruits de collaborations avec des scientifiques en écophysiologie, bio-informatique, bioacoustique ou pédologie, associées à des recherches de matériaux éthiques autant que plastiques.
Offrant au corps de fouler un tapis tufté pour mieux sentir la terre, d’être parcouru par les murmurations du règne végétal, de revêtir une peau de bête ou d’admirer des fleurs de prairie en élevant le regard, elle renverse les perspectives et ouvre l’expérience sensible à la réflexion critique sur l’exploitation du vivant, la perception de ses singularités et la nécessité de relations tangibles entre humains et non-humains, vers une respiration à l’unisson.
Aussi le son, traducteur potentiel de ces échanges, traverse-t-il sa pratique.
Projet débuté en 2025, Aramu / Ikiama explore les duos prendre-donner et humains-fungi instaurés par la culture domestique, préférée à l’intensive cueillette sauvage, ces deux notions étant remises en cause par les anthropologues : Philippe Descola, dont la pensée irrigue le travail de Karine Bonneval, explique ainsi que chez les Achuar d’Amazonie, les forêts primaires sont en réalité jardinées et flore et faune des sujets, montrant que « la nature […] n’existe pas [mais] est un concept » occidental les réduisant à un « système de ressources »1. Par des Protocoles de cohabitation pour s’apprivoiser, l’artiste évalue les effets du son sur les pousses tels les frottements végétaux de Branches de Cage2 –lui-même amateur de champignons en quête d’une « musique écologique permettant d’habiter le monde dans son entier »3 – tente d’ensauvager de la paille de rebut de culture dans une prairie ou conçoit des casques ensemencés d’Hericium erinaceus, champignon de la mémoire.
Son intérêt pour les cellules réceptrices de vibrations est à l’origine du détournement du PépiPIAF4, outil non intrusif qui mesure les variations de dilatation d’une branche, pour observer, à rebours d’une immobilité supposée, les interactions entre l’arbre et l’humidité du sol, la montée des nutriments, le rayonnement solaire et la force du vent. Si elle s’attache au temps de la plante, pour rendre ces données perceptibles, 24 h sont condensées en 2 min dans C’est avant tout une lente fabrique de bois (2025)5, installation composée de quatre pièces à expérimenter physiquement tels des costumes. Se référant aux éléments eau, terre, air et feu, ils allient formes circulaires, franges ou bras de laine colorée et languettes de papier évoquant humus et motifs de stomates6, ondulations ou éclats lumineux, en mouvement au rythme du pouls de l’arbre via des Arduino7. Témoins de la complexité du monde végétal, ces pièces invitent au phyto-morphisme, au « Devenir plante » de Deleuze et Guattari8, car s’il est impossible de savoir ce que signifie penser comme une plante, cette interrogation engage à ne plus la regarder de haut, son air étant celui que nous respirons, son sol celui que nous foulons. Pivot de la recherche et source de l’éblouissement, l’horizon d’un partage, d’alliances et de solidarités rendues visibles par l’écopoétique, apparaît avec la fin de l’anthropocentrisme, la domination et l’appropriation prônée par Emanuele Coccia9.
Des 2km4 qui séparent les espaces de SIANA10 à l’Université Paris-Saclay où elle est en résidence, Karine Bonneval réalise en 2025 trois empreintes sensibles, suivant les saisons et cinq terrains choisis (prairie humide, forêt, mare, zone de travaux). Fleurs de vent fait ainsi résonner un nuage de carillons éoliens en céramique reprenant les formes des corolles prélevées, dont le grès irisé de certains évoque la rosée. Y sont noués des battants de buvard photosensible imprégné du broyat de chaque fleur et son pollen, qui dessinent une chromatographie des sols. Cartographie organique du parcours en hiver, La peau du chemin, constituée d’échantillons de feuillage et de terre mêlés à de la cellulose recyclée, se déploie en écailles inspirées par l’Euglypha, microorganisme du sol, dans une ambiguïté entre botanique et animalité. Nos microbiotes associent des images des biomes de mare au microscope, imprimées sur une mousseline fluide, et des sons du corps humain ou captés in vivo sur le sentier – auxquels elle a par ailleurs exposé des terrarium afin de déceler un possible impact sur la croissance de la graine à la floraison.
Alliée à une poésie folle, la technologie ne vise pas à mettre le vivant sur écoute mais incite à être à son écoute pour, dans un même élan, s’enraciner, se mouvoir et s’émouvoir. Ainsi Karine Bonneval entend-elle faire naître le désir, sourd ou sonore, qu’une montée de sève ou le bruissement du vent dans les feuilles, permettent de se planter en beauté, se tenir plus heureux au monde.
1 – In entretien avec Hervé Kempf dans Reporterre en février 2020. Aramu désignant les plantes manipulées par l’humain et Ikiama celles cultivées par l’esprit jardinier de la forêt.
2 – Performance sonore de 1976.
3 – In Pour les oiseaux, Entretiens avec Daniel Charles, Éditions Pierre Bellefond, Paris,1976.
4 – Physiologie Intégrative de l’Arbre dans un environnement Fluctuant.
5 – D’après Francis Ponge in Le Carnet du bois de pins, 1940.
6 – Pores des feuilles assurant les échanges avec l’atmosphère.
7 – en Lego (« Leguino »).
8 – In Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980.
9 – In La Vie des plantes, Bibliothèque Rivages, Paris, 2016.
10 – Laboratoire artistique et Centre de Ressources des cultures numériques et hybrides en Essonne et dans le Sud Francilien, à l’origine du projet 2km4_Pour une écologie joyeuse, qui réunit artistes, scientifiques et habitant.es.
Aurélien Merlet
Et longuement, étirer le temps
Les films d’Aurélien Merlet, ses objets sonores ou projets de photo-éditions et son implication au sein de collectifs1, allient le ténu à la ténacité.
Ses connaissances pointues des pratiques expérimentales de la musique et du cinéma, assorties d’une réflexion critique acérée, en premier lieu sur ses propres réalisations, nourrissent une production procédant par effacement et réimpression, hyper-présence des lieux, quasi absence de personnage et apparition fantomatique, démontage et remontage, tournage sans visée de diffusion, analyse et rétro-analyse venant éclairer son propos autant qu’obscurcir ses images, qui tendent à la disparition, le son reprenant alors le flambeau quand ce n’est pas lui qui est éclipsé.
Il mène ses projets sur des années dans de lents déploiements de plans séquences, sa pratique se fondant sur la dilatation temporelle, l’aller-retour et le décalage.
Dans ses peintures étudiantes pointe son attrait pour le hors-champ, la façon dont, au regard ou à l’écoute directs, peut se substituer la suggestion de ce que l’on ne voit ou n’entend pas. Plus que par l’image, il est alors attiré par le son, spécifiquement la musique concrète : celles de Cage, Reich, Lucier ou Karkowsky, dont la dimension performative inspire Detune variation (2013) où contrebasse et synthétiseur sur des fréquences très proches, se désaccordent progressivement pour générer un battement.
Sa curiosité pour l’inaperçu se révèle dans FPS (Film Phase Screen) de 2018, projeté sur deux écrans : en analogique avec 24 images / s et au format digital de la télévision cadencé à 25, générant un phénomène de phases qui se décalent presque imperceptiblement. Réalisé par assemblage de bobines amateurs des années 1960-70, son sujet importe peu et seuls compte le dispositif de diffusion matérialisant le creusement du temps.
Les plans séquences sont construits non par le montage mais par la tonalité et le contraste, associés à un travail du son d’où surgit l’étrangeté. Forêt acousmatique (2014-2016), simili-série où chaque film remplace le précédent, consiste ainsi en un plan statique, accroche visuelle qui s’estompe la nuit tombant, quand s’opère un basculement vers le sonore. Se perdre en forêt en se repérant aux bruits est une expérience courante qui permet la projection du.de la spectateur.ice, à ceci près que sons et prises de vue ne sont pas synchrones. L’écoute de sons dont on ne voit pas la source, dite acousmatique, à rebours de l’emprise visuelle explicative, suscite des images mentales ouvrant à la sensation. Mais comme dans les films d’horreur, le lien au réel persiste : les variations de lumière et température affectent les couleurs qui de chaudes tournent au noir, à l’instar des images d’Aurélien Merlet dans tous les sens du terme. L’intéressent ces transitions douces et le potentiel de l’instillation dans ce cinéma, tel celui de M. Hannecke disant de ses films : « [ils] suggèrent un doute sur la réalité qu’ils montrent »2.
Le goût des espaces désertés est à l’origine de Glámur (2016-2017) : dans une ancienne usine en Islande réputée hantée, les sons du vent et des portes qui claquent sont enregistrés puis diffusés dans le lieu via un silo, créant une présence énigmatique. Nom d’un fantôme de la Saga de Grettir – ouvrage médiéval issu d’une transmission orale – Glámur, désormais ex-situ, par sa reproduction à l’infini, fait écho à l’image-temps directe de Deleuze3.
Cette poésie de l’Inquiétude se déploie dans Fragment n°1 : 9 mètres liminaux (2018), évoquant à la fois Film de Beckett (1965) et la tendance en ligne des espaces liminaux, aussi familiers qu’étranges. Témoignage d’un tournage-performance à une vitesse de 18 cm / min, en référence au couloir du cinéma à suspense, le film répond à un double objectif : une immersion entre deux espaces inconnus (le champ arrière et la porte approchant) donc deux temporalités (passée et future) qui ancrent le.la spectateur.ice dans le présent, et la mise à l’épreuve de sa concentration par l’extrême lenteur, la liminalité se définissant comme un rituel de passage.
Film de projecteur (2018) cherche à enrayer sa propre lecture, complexifier l’écoulement logique du temps au profit de sa distorsion. Non-événement hommage au cinéma lettriste de Sabatier puisque l’ampoule à incandescence a grillé et n’est plus fabriquée, le déceptif y est à l’œuvre mais la perception d’un possible en est l’acmé.
Explorant le potentiel de génération de futurs par ordinateur, qui réduit paradoxalement la visibilité des temps à venir, Modalités du temps à travers les médiums de l’image (en mouvement) est un projet unissant passé (l’image sur pellicule : temps écoulé entre tournage et projection), présent (vidéo d’un retour caméra instantané : temps réel) et avenir (images prédictives).
Le travail d’Aurélien Merlet sur l’inframince et la puissance du liminal conduisant à l’empêchement autant qu’à l’éblouissement, nous entraîne dans une sublime errance.
1 – Collectif Union pragmatique (construisant des actions qui articulent les notions de jeu, de travail et de rapports sociaux par le détournement, dont il est membre depuis 2020) et Comité des Choses concrètes (association qu’il a cofondée en 2021, dévolue à la mutualisation d’ateliers et d’outils entre artistes).
2 – In Télérama, 16 oct. 2009
3 – « Au rapport situation sensori-motrice -> image indirecte du temps, se substitue une relation non localisable, situation optique et sonore pure -> image-temps directe » in L’image-temps. Cinéma 2 , Éditions de Minuit, Paris, 1985.