Nada, aucun rapport. C’est, en définitive, ce qui m’avait convaincu : l’impossibilité de relier le nom du bateau au thème du séjour. Grand, l’écart entre Boudin et Botticelli égalait alors celui entre le bonheur et moi. Je ne pouvais donc pas me tromper et, bien que je ne sois pas de ceux que les croisières amusent, la seule idée de passer sept jours et six nuits en terre impressionniste, à bord d’un navire rendant grâce au génie de la Renaissance, me redonnait le sourire. Le programme, sans surprise, promettait quelques “plus” qui ne me disaient rien, dont un dîner de gala, que je comptais snober. Mon plan était clair : gagner Honfleur en gardant le silence, me fondre dans le décor, bercé par les remous de ma maison flottante. Je voulais sentir l’air, m’aveugler de lumière, je voulais comprendre l’eau.
Mars dépassait sur ce point mes attentes : la Seine en crue semblait saisir mon âme, agitée elle aussi par des courants qui, avec le temps et puis un peu de chance, ralentiraient. Le fleuve et moi ne faisions qu’un. Ni les menus infects faussement sophistiqués, ni la finesse des murs échouant à m’isoler de la cabine voisine, n’auraient pu nuire à cette union. Je me laissais porter, soumis à la puissance des flots, à ce torrent de larmes qui, du matin au soir, me lavait de mes fautes. Sa vitesse augmentait une série d’effets communément admis : les reflets du soleil, les aléas du ciel me touchaient davantage, et vers sept heures moins le quart, quand une brume épaisse gommait le paysage, confondant bas et haut, mon vaisseau paraissait aborder l’inconnu par la voie des nuages. Je chérissais l’instant, le blanc, l’abscence de repères, redoutant le retour imminent des formes et des couleurs. Passé dix heures et jusqu’au jour suivant, l’inverse se vérifiait : j’aurais donné ma vie pour retenir ces jaunes, ces verts, ces bleus additionnés, un zigzag ou un rond, m’assurer à jamais la compagnie des arbres. Les éléments mobiles accomplissaient leurs tâches, indifférents aux hommes. Mon intérêt pour eux se bornait à la presse locale, que j’épluchais à table, relevant à peine les yeux quand un serveur zélé s’avisait de noyer ma tasse d’un simili café, croyant à tort devancer mes envies. Je retenais les noms, les dates, les propos rapportés, certain du lien direct entre l’ardeur soudaine de ma mémoire immédiate, et la fréquence de mes observations prolongées. L’équipage, arrangeant, me laissait tranquille, affectant un sourire de façade devant ma solitude et mes manies bizarres. Les circonstances atténuaient mon cas : excepté un vieux couple qui faisait là son dernier voyage, j’étais le seul français. Les autres passagers ne manquaient pas d’entrain, et malgré leur grand âge, se réjouissaient de tout, des escales forcées aux conférences fumeuses censées nous révéler les secrets de Monet. J’écoutais d’une oreille, songeant à Pissarro, rétif aux théories. Des casques débitaient les mêmes mots usés dans quantité de langues, et l’assemblée ignare opinait mollement, comme les premiers de classe. L’essentiel leur échappait : ce que ces peintres avaient atteint dépassait l’entendement. C’était la coïncidence entre la sensation et son partage, cet exploit bientôt perverti par les cartes postales, les puzzles et les services à thé. Il n’y avait qu’à voir. C’était insuffisant. Il fallait des discours, des produits dérivés, en somme de quoi noyer le poisson. Car derrière ce spectacle simple et changeant, la nature dictait ses lois : à chaque crépuscule, l’horizon de la mort se rapprochait. Je n’étais pas prêt d’oublier la mienne, et jouissais sans entrave des excès du couchant et des levers de lune. Je m’étonnais de mon endurance au froid, au vent et aux odeurs de vase, j’accueillais les dommages avec philosophie, trouvant même du charme à l’humidité totale qui donnait au plus haut des ponts l’allure d’une cale. Au bout du troisième jour, j’étais parfaitement zen, connecté à la carpe autant qu’à la mésange, ravi d’être emporté. Mon degré d’attention atteignait des sommets et je restais alerte, accaparé par les querelles mineures du noir et de l’argent, de la goutte et de l’onde. Certes, à force, mon œil, partout sollicité, frisait la crise de nerfs. Mais enfin le flou et le faux avaient droit de cité : quand, abstraction faite des peupliers, je croyais remonter le Mékong, la veille, j’assistais médusé au commencement du monde. Dissiper le malentendu m’était chaque fois plus pénible. D’autant qu’à tous les coups, la version officielle des faits s’avérait fade. Las, je troquais le pittoresque et les bons sentiments pour le vertige, l’envers, l’inexpliqué.
Midi sonnait, à quelques milles de la destination finale, et des frissons me couraient dans le dos. Mon manteau me manquait, mais je gardais mon poste. J’étais une vigie voguant sur un miroir. Dans ce jardin d’hiver m’ouvrant un champ nouveau, de perception, et donc de possibles, j’allais, mystique, incognito, redevenir poussière. Sur la paroi branlante de ma rétine, s’imprimaient à touche-touche des tons subdivisés qui, par intermittence, laissaient une tache de gras.