Le livre de l’œuvre du Non-objet d’Olivier Borneyvski

L’objet du Non-objet d’ Olivier Borneyvski

ou mille manières de faire exister une non-œuvre qui n’existe pas : « il est là, toujours prêt à être réalisé »

Dans l’étonnant travail d’Olivier Borneyvski, le langage avant de s’opposer à l’objet ou de s’y substituer, le devance.

Cette fois ce n’est pas le regardeur qui fait exister l’objet en se postant devant un néon ou une suite de sons ou de performances dans une salle vide ou encore devant quelques mots dans une revue ou des affiches. C’est le lecteur qui devant le livre du Non-objet avec ses huit rubriques ou catégories qui déroulent au moins dix chapitres chacune, et des centaines d’œuvres répertoriées, donne vie à l’œuvre. Ces œuvres donnent vie à la non-œuvre du Non-objet à travers un minutieux catalogage de courriels ou de courriers postaux envoyés et reçus, valant comme œuvres d’art à partir du moment où elles entrent dans les murs des destinataires.

Cosa mentale

Le concept c’est le processus d’une pensée qui met en cause les fondements de l’art contemporain comme système, toute la chaîne, de l’artiste à l’archivage, dans une action d’écrire et de poster des demandes qui sont des non-demandes, de recevoir des vraies réponses souvent aussi cocasses. Après les avoir collectées, Olivier Borneyvski les trie, les classe, les catalogue et les publie. Les très nombreuses lettres répertoriées scrupuleusement rendent la tentative légitime.

Tout commence il y a dix ans avec un travail qui s’élabore pas à pas dans un site internet. Cela consiste à expliquer pourquoi l’objet œuvre d’art et ses représentations n’existeront pas et à valider l’ensemble des échanges de courriers recensés par une sorte de collection. Les développements du Non-objet se concrétisent, en partie aujourd’hui, dans le livre du non-objet. L’auteur présente la publication de l’objet livre comme le support à l’œuvre du non-objet dans une catégorie intitulée « Éditeurs » :  » Par une approche expérimentale et en mettant à l’épreuve l’écosystème de l’art contemporain, j’ai conçu le non-objet comme une expérience. Cette expérience a pris la forme d’une mise en scène d’une œuvre s’incarnant essentiellement par son absence avec pour personnage principal un artiste contemporain ne produisant rien. Mon travail se compose pour le moment de 360 000 œuvres, 10 000 lettres, et 60 000 mails. Par cette publication, j’entends réaliser l’expérience ultime du Non-objet, produire un livre. Si la tentative échoue, nous créerons une nouvelle œuvre. « 

https://www.amazon.fr/Non-Objet-toujours-pr%C3%AAt-%C3%AAtre-r%C3%A9alis%C3%A9/dp/B0BTGB4FD9

Oui ou non, oui et non

Dans le livre, sorte d’état des lieux implicite de l’art contemporain, l’auteur-artiste déploie les strates du non-objet qui sent l’œuvre d’art, qui en a le goût, les couleurs, l’intention, les perspectives, les plans mais qui ne sera pas. Pas d’objet à tous les niveaux de la représentation : de la création à la rencontre avec le public, de l’atelier au collectionneur, du galeriste à l’artiste, toutes les étapes sont passées au peigne fin (à l’exception, au moment où j’écris, de la question du stockage, de la conservation et de la restauration des œuvres d’art contemporain dont musées, centres d’art et FRAC mesurent et chiffrent les écueils des acquisitions). Le non-objet existe. Mais il n’existe pas. Chaque séquence est un appel à immortaliser une lettre qui réclame le rien, le refus, l’inexistence. La présence épistolaire réclame l’absence. Négations et doubles négations, chiasmes et répétitions ou boucles parsèment le style. La négation poussée à son paroxysme crée le décalage. On se délecte de l’absurdité et de l’humour sur fond de dérision comme dans : « Catégorie et poétique de la question du milieu :  » Toutes les œuvres concernant la question du lieu doivent pouvoir se regrouper à l’intérieur d’une catégorie au nom évocateur. L’expression être au milieu de nulle part signifie qu’il existe une distance de même longueur entre moi et ce qui pourrait délimiter le nulle part en question. Cette délimitation prouve que nulle part est un espace fini puisqu’il semble avoir un contour. Si je me déplace au milieu de nulle part, soit le contour reste le même et il se déplace avec moi, soit le périmètre du contour grandit pour me garder au milieu. La question est de savoir si ce contour ne se trouve pas au milieu de nulle part.

Un jour, peut-être. Traces au sud offert, mes toiles s’entassent pour masquer mes regrets. Un chevalet au centre galope vers des terres arides où l’art sans portes et sans toit effacerait l’espace clos. »La tonalité du texte, le propos même, montrent tant de sérieux que l’on peine à croire que l’artiste-auteur se prend au sérieux et par extension, comment prendre au sérieux la chaîne de l’art d’aujourd’hui dans une sorte de label « art contemporain » ? Vide sidéral plein ces pages qui s’immiscent dans l’art contemporain avec ce vieil art conceptuel tendance Fluxus revisité, qui le plus souvent dématérialise et désincarne. L’artiste-auteur, lui donne ici une forme tangible dans un format papier. Proche de la recherche expérimentale quasi scientifique, on découvre un chercheur-documentaliste, archiviste, maniant habilement la rhétorique. Dans la catégorie Les œuvres du milieu versé au catalogue du non-objet « critiques », on lit : « Artiste d’Art contemporain, j’explore les espaces vides à la recherche « d’instants plastiques » que je rassemble pour ne rien fabriquer. Désespoir d’une matière futile, mes œuvres traquent l’événement primordial d’une œuvre absente. » Sur plus de deux cents pages, Olivier Borneyvski qui est un homme vivant qui n’existe pas, nous énonce (ou nous dénonce) comment il est un artiste qui ne produit rien. On pense alors à ce fameux Eloge de rien dédié à personne de l’écrivain anonyme du siècle des lumières qui écrit :  » Qui vit content de rien possède toute chose« .

Entre les lignes

On trouvera dans la catégorie Les œuvres perdues, le chapitre Propositions : « l’œuvre versée au catalogue du Non-objet « Propositions », dans la catégorie des œuvres perdues, consiste à proposer de refuser toute proposition de participation à un événement d’art contemporain en proposant tout ce qui aurait pu être fait si la proposition avait été acceptée ». On sourira à la catégorie Agents : « Comment vendre des œuvres qui n’existent que lorsqu’elles n’existent pas ? L’œuvre du Non-objet « Agents » tente de me trouver un agent d’art capable de me soutenir dans ce qui pourrait subsister lorsque j’aurai terminé de ne rien accomplir ».

Entre les lignes du livre du Non-objet est exhumé le discours ampoulé, emphatique, logorrhée absconse et incompréhensible de pas mal d’acteurs de l’art, critiques ou commissaires, galeristes ou conservateurs. Cela met en lumière que l’aspect dissuasif qui en résulte, ne sert en rien les artistes (à qui dans les écoles d’art ou dans les formulaires de résidences ou de bourses, il est demandé de formuler au préalable, une œuvre qui n’existe pas et dont la plupart n’ont pas toujours idée. Ils ne peuvent avoir les mots véritables qui précèdent le temps de la pensée et qu’ils balbutient dans des lettres d’intention improbables).

Dans le paragraphe Avant/pendant du Manifeste en ligne du Non-objet, Olivier Borneyvski donne une clé : « L’ « ensemble » des éléments constitutifs du non-objet ne s’inscrivent pas dans une temporalité classique de l’avant et de l’après de l’acte artistique, il est le rouge à lèvre de la secrétaire de la galerie, le contenu de la poubelle d’un conseiller aux arts plastiques, le pneu avant droit de la voiture d’un mécène qui a dit non (ou qui à dit oui), votre classeur, oui, je m’adresse à vous qui lisez ces lignes, votre classeur dans lequel disparaîtront ces quelques mots, tous ces éléments constitutifs s’agglutinent en paquets au non-objet qui devient lui-même constitutif d’un autre non-objet. Toute action visant à dénigrer, à complimenter ou simplement à parler du non-objet lui ajoute de nouvelles fonctionnalités. Il est là, toujours prêt à être réalisé, il est sans cesse en action, à l’instar de la mécanique quantique, il est impossible de connaître en même temps sa vitesse et sa position transformant toute tentative de classification définitive en un nouveau non-objet ».

La prouesse parvient à échapper à un discours sectaire, réactionnaire et vindicatif. Non seulement l’artiste non-artiste fait pénétrer le lecteur dans les méandres des circuits de l’art d’aujourd’hui, chaque partie y étant représentée, mais aussi il distille un grand nombre d’informations. Pour faire court, il contourne une posture négative voire nihiliste, en proposant quelque chose de différent, entrainant le lecteur dans une pléthore de micro événements toniques, enlevés et bien vivants. Le lecteur ne peut rebrousser chemin. Il se trouve devant un mur de faits et d’événements en réponse à une demande de non-événement.

On assiste alors en direct à des envois de lettres qui sont des non-demandes et aux réponses de ses interlocuteurs parfois conquis, parfois amusés, souvent irrités. L’artiste-non-acteur-auteur se met en scène à toutes les sauces dont les inventaires complets se trouvent sur son site : il n’imagine pas les œuvres du Non-objet dans une forme linéaire où l’action de fabriquer, d’entreprendre, nous conduit inexorablement vers la mort, mais il  tente d’imaginer un espace courbe qui différerait toute tentative d’aboutir à un résultat concret. Ces multiples tentatives de sortir d’un espace rectiligne, échappent aux postures définitives que sont les expositions et autres manifestations d’art contemporain.

https://non-objet.org/

Le Non-objet sera ou ne sera pas

Saisi et donc captif, témoin au cœur des échanges, le lecteur intrigué découvre avec quelle précision quasi maniaque, ce livre, petit précis du non-faire dans la pratique de la création, sent la dénonciation. Il ramène chaque acteur de l’art à sa juste mesure et à un peu de modestie, il relativise l’usage exagéré de la parole et replace le sens au milieu des mots : il décroît.

L’auteur ne craint pas le paradoxe et l’anathème. Après avoir demandé à une liste de critiques d’art de ne pas écrire sur son travail : « Le non-objet « Critiques » tente de proposer à des critiques d’art de ne pas écrire sur une pièce du non-objet « Critiques ». Une lettre dactylographiée est envoyée à chaque critique d’art leur demandant s’il leur serait possible de ne pas donner leur avis sur l’œuvre qu’ils viennent de recevoir car il y va de la pérennité même de mes œuvres qui ne survivraient pas à une tentative d’analyse de leur propre existence jusqu’ici seulement justifiée par leur absence. » Le voilà contraint à promouvoir son livre du Non-objet. Mais il s’agit de la deuxième phase du travail et il s’est bien gardé de communiquer son vrai nom, son parcours de type CV. Au moment de l’accord pris pour la rédaction de ce texte, je ne sais rien de lui.

En soulevant le non-objet (d’art) comme problématique, il reconfigure et réévalue ce qui motive l’action et par là, l’objet créé. A partir de quel moment peut-on parler d’œuvre d’art ? La question est à nouveau posée. Olivier Borneyvski replace la portée du regard dans un bain de réflexion en pointant le vide des espaces destinés à l’art. Il nous rappelle par le détournement et la provocation que le discours, l’échange et le partage ne font pas bon ménage avec le bavardage élitiste et mercantile : « Qu’importe les hordes de lecteurs absents, livres épars abandonnés, les cartons de mes œuvres invendus s’entassent. Ma fille, alors âgée de quatre-vingt ans, au détour d’un carton ouvert par inadvertance feuillette l’œuvre de ma vie. Elle sourit. Que n’ai-je rien fait pour cet instant, ultime projet, bonheur intense, qu’importe d’avoir réussi à échouer pour une vaine postérité. »

Voilà comment le livre du Non-Objet tire son épingle du jeu. Toujours au bord du précipice il se consume plus qu’il ne se consomme. Son leitmotiv jongle avec des initiales : NO.

Sophie Braganti

Le Non-Objet, Olivier Borneyvski, à compte d’auteur, 20.96 x 1.78 x 27.94 cm, 214 pages, 31,65€

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