Noël Dolla
le sniper de l’art
Exposition au musée Matisse, Nice
jusqu’au 31 mars 2022
« Sniper ». Le titre que Noël Dolla donne à l’une de ses séries initiée en 2018 demande un commentaire. Il fait référence à la journée sanglante de Gaza, le 14 mai 2018, quand des tireurs d’élite israéliens ont visé la foule des Palestiniens qui manifestaient contre le transfert de l’ambassade des Etats Unis à Jerusalem. 58 manifestants ont été tués et 2400 blessés.
S’il revendique, affirme et commente cette impulsion politique première, l’artiste ajoute aussitôt que son objectif n’est pas illustratif, et qu’il doit oublier l’évènement tragique « pour faire de la peinture ». Cela ne l’empêche aucunement d’utiliser les couleurs du drapeau palestinien, y ajoutant le noir ou le bleu pour figurer l’impact ou le tir.
Mais il garde le titre, Sniper: « Guernica, dit-il, ce n’est pas « Tête de vache à la lampe électrique ». Sniper renvoie à l’évènement fondateur de la série, mais la série s’en affranchit « pour faire de la peinture ».
L’exposition que l’artiste présente au musée Matisse, à Nice, jusqu’au 31 mars 2022 appartient à cette série. Cependant les pièces exposées présentent, comme en sous-titre, les mots « Iwo Jima », rappel là encore, d’un évènement tragique de l’histoire de la dernière mondiale quand, en février mars 1945 les troupes américaines donnèrent l’assaut et arrachèrent aux japonais cette île du pacifique. La bataille se solda par des dizaines de milliers de morts.
L’impulsion politique est une constante dans le travail de Dolla, Tchernobyl ou l’apartheid par exemple ont été à l’origine de certaines séries. Sans être spécifiquement politique, la position qu’il adopte dans les années ’60, à l’instar de nombre d’artistes, qu’ils se retrouvent dans Supports Surface, BMPT, ABC, Groupe 70… est idéologique. Se définissait alors une relation nouvelle à la peinture et à l’art, opposée aux formes, aux formats, aux postures, aux idées, en bref à l’idéologie à l’œuvre dans l’art; relation nouvelle fondée sur l’analyse du fonctionnement et de l’organisation de l’art, dans ses aspects pratiques comme dans sa diffusion sociale, sa relation à l’histoire, la critique des pratiques existantes, la dénonciation des illusions et des faux semblants.
L’objectif, c’est la peinture.
Ce qui me retient dans le travail de Noël Dolla, dans les Snipers et dans les « Iwo Jima » en particulier, c’est la permanence de ses interrogations, de ses préoccupations, de ses problématiques, et leur creusement. C’est depuis la fin des années 60, avant même qu’il ne participe à la constitution du groupe Supports/Surfaces, qu’il pense la peinture aussi bien dans sa relation à la vie sociale et politique, que dans son histoire propre, dans les relations aux supports, aux objets, aux outils, aux postures physiques adoptées dans l’acte de peindre, dans la réception par le regardeur.
Ne nous en tenons qu’à ce qui est le plus immédiatement discernable dans les pièces exposées au musée Matisse. Le communiqué de presse annonce que ces pièces se développent « sur de très grands formats, des toiles de dix mètres de long » et précise très clairement le processus de l’artiste : « Au bout (de) chaînes est accrochée une civière en plastique, qui, maintenue de part et d’autre, peut ainsi se déplacer, sur les dix mètres, tout le long de la toile. Dolla arrive, se chauffe, s’échauffe, avant de se lancer dans ce corps à corps avec la peinture, suspendu au-dessus d’elle, allongé sur la civière, face à elle. Commence alors la séance. Une première traversée avec une ligne de peinture noire. Il tient la bouteille d’acrylique dans sa main, le liquide coule sous sa pression, plus ou moins, suivant l’horizontale préalablement définie par un fil de pêche tendu sur la toile, bord à bord. De sa voix, il commande le déplacement rectiligne, plus ou moins vite, rythme qui donne l’inflexion du tracé, sa graphie lente ou rapide, comprimée ou déliée. Il avance ainsi à reculons, glissant au-dessus de la peinture sans voir ni ce qu’il a fait ni ce qu’il va faire, en aveugle. Cette première ligne tracée installe la graphie de l’œuvre, en fixe l’espace aussi, en anticipant son basculement dans le champ du spectateur. Il pose ensuite ses couleurs tout au long de nouveau, son corps placé dans cette position inconfortable et physique, mû par ce travelling qui n’a rien de mécanique. Puis, lorsque tout cela est installé, la belle calligraphie, il passe de nouveau et détruit, souffle avec son arme à air comprimé la peinture qui s’éclate et gicle, se vaporise sur la toile blanche, évoquant cette image terrible d’un corps frappé par la balle. »
Série nouvelle, dimensions inhabituelles, posture inédite, outil de marquage inattendu ( en guise de pinceau, un déboucheur de canalisation à haute pression qu’il baptise du nom de Arme outil à déboucher les chiottes)… chacun de ces paramètres fait l’objet d’un apprentissage particulier, par exemple des effets de l’air comprimé sur la couleur disposée sur la toile, selon la gestuelle, l’angle d’attaque, la pression utilisée… Un travail de sniper de l’art, en somme.
Je parlais de permanence… ainsi, dès les années ’60, l’artiste présente des toiles de grand format à même le sol, ou encore, il s’en va, en plein hiver, peindre trois grands cercles de 30 mètres de diamètre, à intervalles de 150 mètres et de trois couleurs différentes sur l’un des sommets du haut pays niçois. On connaît aussi ses tarlatanes de 20 mètres de long simplement marquées par trempage dans un seau de peinture et qui, par capillarité, présentent à la fois la couleur comme masse et comme irisation.
On imagine bien que peindre la neige impose une posture -une gymnastique- inédite dans le domaine des arts plastiques, et un usage particulier d’outils particuliers. On retrouvera cette exploration des postures dans les dessins des années ’70 quand l’artiste, couché sur une feuille de papier de format relativement réduit (type raisin par exemple), dessine d’abord les contours de son corps avant de faire jouer le dessin avec des anagrammes de son nom. On la retrouvera encore, des années plus tard, dans les pièces travaillées, par en dessous, comme si l’artiste se tenait sous les jupes de la peinture, posture rappelant sans doute la préhistoire, l’une des références majeures de Noël Dolla.
Ce que je vois encore dans ses grandes toiles actuelles c’est le rappel des leurres de pêche à la mouche. Dès les années 60-70 il détourne ces leurres pour en faire les éléments de son travail plastique. Aujourd’hui, chaque impact coloré sur les toiles exposées au Musée Matisse, « des éclosions plus que des explosions » dit l’artiste, s’ouvre ainsi comme une fleur (« une fleur du mal » dit-il). Avec leur masse centrale et leurs diffusions, je le vois aussi comme un grossissement des mouches de pêche d’il y a cinquante ans.
Le travail de Dolla prend naissance dans le point… Le point est l’un des éléments originels de son œuvre. À l’époque où les peintres de Supports Surfaces, à la suite de Derrida, parlaient de « déconstruction », Dolla affirmait qu’il voulait « reconstruire la peinture », et la reconstruire à partir de ce minimum graphique et géométrique: le point, qui permet d’engendrer la ligne et les formes. Dans la série Sniper les points sont disposés avant l’impact et leur nombre obéit plus ou moins à une symbolique, ils donnent, dans les pièces récentes, des éléments de composition que l’on trouve dans son travail depuis les origines. La peinture est déposée ensuite et, comme dans les « Croix » des années ’70, le liant peut être ajouté après le dépôt de pigments.
Les relations entre œuvre et spectateur mériteraient aussi un développement. On passe le long des œuvres présentées au musée Matisse, comme on se déplaçait entre plis et replis des tarlatanes dans son exposition à la galerie Ceysson et Bénétière, à Paris, en 2015, ou comme on a circulé dans ses « restructurations spatiales », en montagne, en bord de mer, près de plans d’eau, dans des parcs ou des galeries, depuis 1969.
C’est cette richesse de la recherche des supports, des postures, des techniques, des pigments, des manières de déposer de la couleur sur une surface, cette façon de s’inscrire dans l’histoire et d’interroger le spectateur qui m’attache à l’œuvre de Noël Dolla
Son exposition au musée Matisse est monumentale. Je ne trouve pas de mot mieux adapté: une construction adossée à la mort, une œuvre de remémoration, un espace en éclosion continue.