Abdelkader Benchamma, etc. Collection Lambert, Avignon
Il y a indéniablement un phénomène Benchamma, à en juger par ses défenseurs les plus ardents dans notre région (Christian Laune, Numa Hambursin, le Mrac), dans les régions limitrophes (le Frac Paca) et bien au-delà (la galerie Templon à Paris, la villa Médicis à Rome). Son style et sa manière de procéder, en transformant tout espace mural en son territoire d’expérimentation, sont caractéristiques de sa conception d’un art qui ne sacrifie ni au stupéfiant-image, ni aux séductions de la couleur, encore moins à la facilité de la virtuosité graphique. On est d’emblée frappé par l’énergie qui la sous-tend et qui se déploie en vastes zones d’intervention qui, la plupart du temps, submergent ou dominent le visiteur. Tout l’art de Benchamma est dans la suggestion et il le fait avec une économie de moyens remarquable puisque sa palette se limite essentiellement au noir de l’encre ou de l’acrylique sur du blanc mural, avec quelques rares incursions de bruns ou de mauves. Dans l’Hôtel Montfaucon, Collection Lambert, il alterne les œuvres anciennes, les plus récentes et les inédites. Ainsi, le voit-on passer de dessins monolithiques à des expansions plus larges qui débordent les contours des tableaux pour se répandre le long des murs. La première salle, au rez-de-chaussée, en particulier mais aussi le long couloir en pente permet de mieux saisir l’origine et l’évolution de son « inspiration ». On y voit les formes se profiler, des éléments figuratifs se fondre petit à petit dans la composition, un style se préciser. A partir de la deuxième salle, c’est l’explosion énergétique qui déborde des cadres pour se répandre sur les murs, les travaux d’atelier se combiner aux parois d’accueil. Une photo d’attaque aérienne supposée, parce qu’elle contient des phénomènes lumineux rayonnants, sert de prétexte à une remarquable composition toute en expansion, comme dans l’univers cosmogonique, lequel n’exclut pas le plus modeste et les origines, grâce à de petites gravures de Doré rehaussées. On est dans la création pure. Au fil des salles on sent s’amorcer une sorte de fiction initiatique faisant appel à de multiples références, scientifiques, culturelles ou occultes, et qui nous instruisent sur les arcanes d’une créativité singulière. Elle est constituée de flux d’énergie, de mouvements puissants mais ondulés, d’emprunts au réel mis en plan et abstraits sur le support choisi (mur, tableau, papier). Elle prend la forme de diptyques, de triptyques, de losange, de tableaux dans une fresque à moins que ce ne soit l’inverse. On traverse l’astrophysique, la philosophie, l’alchimie. L’actualité n’est guère oubliée, notamment certaines théories dites complotistes ou événements relevant d’un inconscient collectif qui fascine l’artiste, et ouvre sur l’imaginaire humain. Suivre ce parcours et se laisser emporter dans ces flux de matière et de formes. La dernière salle constitue l’apothéose, qui se termine avec l’apport de la couleur. Abdekkader Benchamma est ainsi entré dans la cour des grands.
Mais la collection Lambert a bien d’autres cordes à son arc, ce qui lui permet une diversité de choix exigeants sans renier un certain éclectisme. En témoigne à l’étage un séduisant hommage aux Comics par le biais des plus grands artistes ayant établi un lien entre un art réputé noble et les expressions supposées populaires (de Basquiat à Zittel en passant par Combas, Crumb, Kelley, Litchenstein, Pettitbon, des dizaines d’autres parmi lesquels la jeune génération et l’incroyable Benchamma, dont on réalise ce qu’il doit à une certaine BD, plutôt sombre). Et surtout, au sous-sol, le coup de pousse à la jeune artiste avignonnaise, Stéphanie Brossard, hantée par les conditions de vie dans son île originelle de la Réunion ; le manque d’eau qui en découle, les précautions à prendre, le paysage désolé qui s’y fait jour. Ella a ainsi concocté des réserves d’eau d’océan dans des flacons de verre ou encore des bijoux évoquant l’esclavage. Une installation étonnante, passé l’incandescente vidéo à l’entrée, en trois paliers : l’une qui met en évidence le marbre lié à la mort et aux éruptions avec cette table et cet ocre reliés à un sismographe universel (car nous sommes tous concernés); la seconde se réfère à des souvenirs de promenades enfantines et recourt à des relevés de pierres, dans l’esprit de Richard Long, mises sur bois à roulettes (rappel du travail d’extraction de la roche ?); la troisième renvoyant à l’importance de l’eau avec divers objets posés sur parpaings et renvoyant à l’univers familial, du père ou de la mère. La baignoire, reliée au monde entier enregistre les catastrophes sismiques. Un travail admirable et convaincant et qui a des résonances universelles.
Ceux qui pourront visiter l’autre aile, hôtel de Gaumont, avant le début janvier, pourront pénétrer l’univers minimaliste et raffiné du collectionneur Yvon Lambert grâce à deux expositions thématiques, toujours orchestrées par l’inventif et prospectif Stéphane Ibars. Et se familiariser davantage encore avec les empreintes de pinceau n°50, de Niele Toroni (BMPT) ou avec la cabine toute en formes et couleurs, de Nathalie Du Pasquier. L’un des lieux à ne pas manquer cet hiver assurément. BTN
Jusqu’au 20 fév ; 5, rue de la violette, 0490853642
Anne et Patrick Poirier/Laurent le Deunff, Mrac Occitanie (Sérignan, 34)
S’il est un lieu auquel il faut impérativement faire une visite, à quelques semaines de l’hiver, c’est bien le Mrac de Sérignan, toujours sur la brèche. Outre ses incontournables collections, remodelées en janvier, on peut y voir une sorte de mini-rétrospective d’œuvres majeures du duo d’archéologues-architectes-artistes, Anne et Patrick Poirier et une époustouflante scénographie mi grotte mi aquarium, de Laurent Le Deunff. Les premiers ne cachent pas leur intérêt pour l’Antiquité, qu’il s’agisse de leur séjour à la romaine villa Médicis, de leur visite de Palmyre ou de leur séjour en Sicile. L’expo démarre sur une interminable voie des ruines noires, plongée dans la pénombre, et d’une série de papiers froissés assorties d’inscriptions à la feuille d’or, comme sauvées de l’incendie néronienne. La maquette de ce Domus Aurea. st impressionnante de précision et suppose patience et méticulosité. On est ainsi mis en appétit avant que ne s’amorce la rétrospective avec la série des dix Hermès mis en stèles, où des sculptures sont modelées par du papier et constituent une série d’empreintes à conserver pieusement comme témoignage d’un passé si fragile. Une suite plus tardive, consacrée à une fontaine morte, en trois temps progressifs, complète cette production. Près de là, l’une des premières œuvres des Poirier, un reliquaire formé d’empreintes de deux profils sur un tapis de paille. De l’autre côté, une valise voyageuse, symbolisant le statut du duo, débordante de cartes postales, et une série de photos ironiques rehaussées à l’encre standard, de touristes posant devant un temple sicilien de Selinunte. Plus des souvenirs de Rome et aussi de Palmyre, sur des photos, dont le traitement à l’encre rouge interroge et inquiète. Comme souvent, chez les Poirier, des vitrines le long des murs proposent documents et carnets, en un certain ordre assemblés. On change de pièce pour se trouver confronté au chef d’œuvre absolu qu’est leur reconstitution de l’Ostia antica, en terre cuite, dès 1972. Une douzaine de mètres de long sur presque six de large. Le travail a doublement à voir avec la mémoire, « en filigrane », puisque à la restitution d’un souvenir s’ajoute la pérennisation d’un modèle architectural témoignant d’une civilisation – laquelle comme chacun sait depuis Valéry, est mortelle. Nous ne sommes pourtant pas au bout de nos surprises avec ce tapis plus récent en noir et blanc, inspiré d’une vue aérienne, de Palmyre débondant du mur au sol et se précisant selon le point de vue. En face, une magistrale archéologie du futur, plus aérienne encore, à la peinture blanche acrylique, avec ses motifs géométriques. Puis c’est la salle réservée au Purgatoire de Dante, où les Poirier retrouvent leur talent de dessinateurs d’antan. Une époustouflante plongée haute en couleurs dans la Divine Comédie, où se mêlent des références picturales, des scènes violentes et des clins d’œil aux esthétiques modernes. Une manière de gérer ce nouveau purgatoire : le confinement. Enfin, l’ultime salle baignée de lumière bleuâtre, avec des noms de Pléiade, la constellation de néons au mur, en laquelle semble flotter, sur un tapis de plumes, une immense croix de fer penchée vers le sol. En creux, des empreintes de motifs antiques, constituant un croisement de cultures, et le clou final, si je puis dire, de cette exposition.
Mais nous n’en avons pas fini : au rez-de-chaussée, transformé en sous sol, Laurent Le Deunff réserve bien des surprises avec son Prehistoric Past, en hommage à Chaplin. Il a tout simplement imaginé le musée de la Préhistoire conçu par un artiste d’aujourd’hui. Ainsi a-t-il confectionné une véritable grotte de carton pâte, avec stalactites et recoins, où sont abrités quelques fleurons d’une improbable collection comprenant dans l’infiniment modeste des chewing-gums en os sculptés, un phallus double en bois de cerf ou une série de têtes de serpents en terres cuites. Comme on le voit les matériaux et la technique sont en accord avec la période visée. Un peu plus grands, un cerveau en peuplier, un plat terrier à vers en chêne, une galerie de taupes en bronze, des sapins à chats… Carrément gigantesques : une massue en ciment type rocaille, érigée sur un socle circulaire, un coquillage en papier mâche posé sur une table de métal, un étalage de neuf fausses pierres plus vraies que nature et, au mur, deux immenses colliers de dents. On le voit ce sont surtout le minéral et l’animal qui sont sollicités. Manquait le végétal, présent grâce à trois fabuleux tirages pigmentaires représentant des paysages argentés, avec champignons d’espèces diverses, nous plongeant dans le monde souterrain. Dans la deuxième salle, devant une tapisserie des mêmes champignons, posés sur du gravier, un certain nombre d’animaux totems : un castor, juché sur un bois de chêne rongé, incarnation de l’artiste ; une tête de crocodile et des nœuds de trompes d’éléphants autour d’un tronc de ciment. Enfin, une série de dessins au crayon sur papier, de chats, dans des positions diverses, empruntées à des ateliers d’amis artistes. Les deux expos s’articulent autour du thème de la mémoire et de l’immémorial et aussi de cette préhistoire encore inconnue qui précède notre Antiquité, si prégnante encore dans nos référence et notre art de vivre. Une expo didactique et plaisante. BTN
Jusqu’au 20-2, 146, avenue de la plage, 0467178895