« Contrats d’auteurs : la galère Orsay » par Patricia Falguières

Lettre ouverte à l’attention de Madame Laurence des Cars, Présidente de l’Établissement Public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie.
Pour rappel, Patricia Falguière et Elisabeth Lebovici avaient déjà dénoncé les pratiques inadmissibles des institutions et la précarisation des intellectuel.le.s dans le monde de l’art. (CF. tribune « Critiques d’art, une matière grise dévaluée », parue dans Libération le 8 juillet, traduite et publiée en décembre par ArtReview.)


Patricia Falguières,
Professeure à l’EHESS, Centre Georg Simmel, Paris,
Visiting professor at I Tatti- Harvard University Center for Renaissance Studies, Florence

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À l’attention de Madame Laurence des Cars,
Présidente de l’Établissement Public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie,

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Florence, le 8 Janvier 2020,

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Madame la Présidente, chère Laurence des Cars,

J’ai rencontré le 8 novembre dernier, à Paris, madame Laura Bossi qui m’a invitée à rédiger un texte pour le catalogue de l’exposition « Les origines du monde- l’invention de la nature au siècle de Darwin » qui sera présentée au musée d’Orsay à partir du 21 septembre prochain puis au musée des Beaux-Arts de Montréal l’hiver suivant.
La commande était d’un essai de trente mille signes environ, consacré à l’histoire et à la philosophie de la nature du XVIe au XVIIIe siècles, « de la curiosité à la studiosité » (le titre, provisoire, n’est pas de moi), que je pourrai rédiger à mon retour en France, en février.
Je me suis mise aussitôt aux quelques lectures indispensables pour rafraîchir les connaissances qu’exigeait un panorama aussi ambitieux…
Le 11 décembre, n’ayant pas reçu de proposition de contrat, je me suis enquise auprès du service des éditions du musée.
Il m’a été répondu que « Le musée s’[était] récemment doté de nouveaux modèles de contrat et [qu’on avait] dû effectuer quelques mises au point avant de pouvoir les envoyer aux auteurs ».
Finalement le 20 décembre j’ai reçu le précieux document.
Je n’ai pas été déçue.
J’avais publié, l’été dernier, avec Elisabeth Lebovici, une tribune dans la presse française décrivant les honteux tarifs proposés aux critiques et historiens de l’art par les musées français – un article qui avait été aussitôt repris par la presse américaine parce qu’il expliquait en partie l’atonie de la scène artistique nationale.
Le musée d’Orsay vient de pulvériser nos analyses.
Le contrat proposé par le service des éditions du musée d’Orsay est une manière de chef d’œuvre.
Il n’annonce plus la somme globale à laquelle pourra prétendre l’auteur.e (une somme qui se révélera après calcul par l’auteur.e aussi médiocre que les montants proposés désormais par les musées parisiens).

Il additionne autant de montants partiels que de rubriques[1]dont seule la série complète assurera à l’auteur le paiement de sa rémunération. Plus question pour l’auteur.e de rayer d’un trait de plume les articles abusifs pour protéger ses droits patrimoniaux. Tandis que les auteur.es professionnel.les ne cédaient jusqu’ici que le droit de première publication et traduction, ils devront, désormais, céder au musée, à titre exclusif et «pour le monde entier », tous leurs droits sur leur texte jusqu’à la fin des temps. Si l’auteur.e cède donc ses droits patrimoniaux, outre 
le droit d’édition, 
le droit de reproduction sur tous supports et selon tous formats, en tout ou en partie, 
le droit de représentation, de lecture ou d’audition, 
le droit d’adaptation, 
le droit de prêt ou de location /…/, pour publication sous forme imprimée ou numérique, 
il pourra aspirer au tarif grandiose (que j’ai du reconstituer sur le mode archéologique puisqu’il n’est nulle part énoncé) de 67 euros bruts HT le feuillet, dont bien entendu on enlèvera précompte des cotisations sociales auprès de l’URSSAF, retenue à la source de la TVA (9,2%), et … le cas échéant, pénalités de retard.
Oui, vous avez bien lu : « pénalités de retard ».
C’est la seconde grande innovation du contrat « Musée d’Orsay ». 

Elle mérite une citation complète :

« Dans l’hypothèse où l’auteur remettrait le manuscrit :
-avec plus de dix jours ouvrés de retard, une pénalité de 20% serait appliquée sur les sommes prévues aux articles 13 et 20.
-avec plus de vingt jours ouvrés de retard, une pénalité de 50% serait appliquée sur les sommes prévues aux articles 13 et 20.
-au-delà de quarante-cinq jours ouvrés, le présent contrat serait résilié de plein droit aux torts de l’auteur, et aucune rémunération ne lui serait versée, sauf délai supplémentaire que pourrait lui accorder l’EPMOO[2]par écrit. »

On ne sait quel juriste, passé un peu rapidement de la gestion des chantiers de construction et des travaux de plomberie au droit d’auteur, a eu la géniale idée que voilà.
À moins qu’il ne faille identifier ici la marque laissée sur la chair des responsables du musée par les expositions « Le modèle noir » et « Sade. attaquer le soleil » : quel.le auteur.e serait assez masochiste pour s’enchaîner ainsi au banc  de souffrance, sous le fouet de la chiourme pour un salaire de misère ?
En ce qui me concerne, comme la date du 31 janvier est inscrite noir sur blanc sur ce « contrat » reçu fin décembre, et puisque je ne me sens guère de disposition à la douleur et à l’humiliation, je demeurerai tranquillement, dans les semaines qui viennent, dans la merveilleuse bibliothèque qui cet hiver m’accueille à Florence.

Veuillez croire, chère Laurence des Cars à l’expression de ma considération endeuillée,

Patricia G. Falguières


[1]Exploitations commerciales / non commerciales pour la publication imprimée, exploitations commerciales / non commerciales pour la publication numérique.

[2]L’Établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie.

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