Soulages à la limière de Conques

PIERRE SOULAGES A LA LUMIERE DE CONQUES
Pierre Soulages vient de nous quitter à l’âge canonique de 102 ans. Il se dégageait de sa personne une impression de puissance et de force. Il semblait posséder, en son corps comme dans sa créativité, la résistance aux injures du temps d’un menhir, de ceux que l’on rencontre dans sa région natale. Celle-ci s’honore à présent de son Musée consacré au maître et à quelques expositions temporaires auxquelles il tenait. Montpellier, où il étudia il y a bien des lustres, n’est pas en reste grâce aux salles qui lui sont consacrées au Musée Fabre, notamment celles vouées à « l’outrenoir », dont il se montrait si fier. Car son noir était lumineux. C’est un peu ce que l’on veut rappeler dans les lignes qui suivent.
Pierre Soulages a refusé plusieurs propositions avant que de s’investir corps et âme dans ce projet de réfection des vitraux de la basilique Ste Foy à Conques donc, en Rouergue, chef d’œuvre de l’art roman, célèbre gîte de pèlerinage, construite à quelques kilomètres de son lieu de naissance, Rodez en Aveyron.
Je ne sais si la vision enfantine de la sublime architecture de l’abbatiale, à l’instar de celle des dolmens voire des arbres perçus à contre-jour dans son terroir natal, eut une incidence déterminante sur la vocation plastique du jeune Soulages et sur la découverte de sa singularité picturale, mais je ne puis me défaire de la pensée que ce consentement ressemble à une espèce de retour aux sources. Toutefois, il convient de dépasser ce caractère anecdotique, fût-il fort instructif.
Chercher dans l’œuvre même de Pierre Soulages ce qui le prédisposait à un rapport aussi intime, aussi pertinent et aussi légitime avec ce lieu me paraît nécessaire pour mieux comprendre son œuvre. Plusieurs raisons s’imposent à nous tout de go : des rapports évidents peuvent en effet se voir établis entre l’architecture romane de l’église de Conques et ce que l’on peut retenir d’essentiel des réalisations de Pierre Soulages. Tout d’abord le plus manifeste : la subordination du détail à l’unité d’ensemble, caractéristique aussi bien de l’art roman que de chaque tableau ou gravure de Pierre Soulages, a fortiori de ses vitraux. J’y ajouterai le caractère construit de chaque tableau, lequel fait penser à une architecture ramassée, puissante et sobre, avec ses lignes majeures et ses éléments « mineurs ». A Conques, à la nef et au transept, s’ajoutent des chapelles bénédictines qui concourent à l’effet massif de la bâtisse.
On note également une certaine sévérité, liée bien évidemment à l’extrême dépouillement du christianisme primitif par opposition aux fastes et flamboiements du gothique à venir. Ainsi l’intérieur de la basilique ne contient pas, à l’origine, de « figures » ni d’épanchements colorés, superflus ou surajoutés, une fresque plus tardive du transept étant d’ailleurs à peu près effacée. Chez Soulages, l’austérité est liée à l’utilisation, certes riche en nuances polychromiques, du noir, signe distinctif à tout jamais de sa production. Les vitraux, non transparents, reprennent cette austérité par le rejet du monde extérieur.
Il faut également souligner la recherche de la pureté et de la simplicité optimales. Dans l’architecture romane, la pierre est exhibée dans sa nudité. A Conques les pierres, d’origine différentes, sont colorées de jaune, de rose et de gris-bleu. Quel besoin dès lors de faire redondance en ajoutant des vitraux de couleurs (Et pourquoi pas une piste de danse ? disait-il ironiquement)? Cette quête de la netteté chez Soulages va de pair avec une certaine fermeté, un sens aigu de la précision, un esprit de finesse qu’accentue la confiance accordée à une peinture « monopigmentaire » (selon la proposition de son ami Pierre Encrevé, responsable du catalogue raisonné de l’Oeuvre).
L’œuvre est imbibée voire traversée par une certaine qualité de lumière d’autant plus remarquable qu’elle se fait jour à partir de l’ombre ou de la pénombre. Cette aspiration à la luminosité irradiant de la matière même se fait de plus en plus subtile dans le parcours de Soulages. D’où son intérêt pour les vitraux. A Conques, la qualité de cette lumière se modifie selon l’heure, le temps ou la saison selon le parcours apparent du soleil. Il faut rappeler que, dans l’église, il fallait que les pèlerins puissent circuler pour se recueillir dans les chapelles. Certaines œuvres de Soulages nécessitent le déplacement, notamment pour apprécier les nombreuses possibilités permises par les effets lumineux.
Essentiel aussi, le rythme lié, à Conques, non seulement aux fenêtres mais également à la succession et à l’alternance des pilastres et des colonnes. Dans sa peinture on repère aisément des répétitions de zones colorées bien délimitées. On y trouve également des contrastes entre compacité et fluidité du geste, entre matité et brillance, pleins et déliés par exemple. L’harmonie des contraires demeure une constante chez lui… On peut aller plus loin : L’église est avant tout un lieu de recueillement. Il ne saurait être question de distraire le pèlerin de passage. A l’extérieur, le tympan a rappelé l’essentiel : Qui entre en religion, comme on entre en Peinture, doit se dépouiller des images du monde. De même on a l’impression que chaque toile de Soulages nous invite à ne rien contempler d’autre qu’elle-même pour ce qu’elle est, telle qu’elle se donne à voir intrinsèquement, hic et nunc. L’église contient suffisamment d’éléments pour qu’on n’y accole point des considérations externes. De même l’abbaye fut construite pour inciter à la prière et l’adoration. A la méditation contemplative. Les toiles de Soulages suivent cette voie.
Certes on peut être impressionné par les divines proportions du bâtiment dont la hauteur de la nef est extraordinairement élevée… C’est qu’elles nous ramènent à leur finalité : la gloire du Créateur… On peut à ce propos être surpris de l’importance accordée à la verticalité, laquelle semble hanter notre si grand Peintre. Non seulement parce qu’un nombre assez édifiant de toiles sont peintes sur format vertical; non seulement aussi parce qu’à l’intérieur des œuvres les élaborations à postulation verticale y jouent un grand rôle (ces sortes de blocs, de monolithes…) mais aussi parce que même les formats horizontaux, proposant des stratifications de masses picturales, aboutissent également à des accumulations de type vertical. Les polyptyques sont souvent formés soit d’un échafaudage de toiles horizontales, soit d’imbrications de châssis finissant par délimiter des surfaces verticalisées. Comment ne pas voir, dans cette constante, le souci d’une élévation, d’une transcendance, dont peu nous importe qu’elle soit d’obédience religieuse ou pas, qui traverse toute l’œuvre de Soulages et nous indique la voie : nous mener des effets de la matière aux effusions de l’esprit. Quand l’esprit sourd, la lumière jaillit. Et c’est cette lumière que les vitraux de Pierre Soulages à Conques diffusent à présent à l’intérieur du lieu saint. L’artiste les a considérablement dépouillés des redondances du plomb qui les alourdit habituellement. Or comme ils sont d’un blanc translucide et pur, celui qui connaît sa production ne peut s’empêcher de considérer le lieu dans son ensemble comme un équivalent concret et bâti de ces constructions picturales déterminant ses tableaux les plus célèbres – et dont le noir servait en quelque sorte de substructure à la lumière. C’est indiquer combien l’ouvre de Pierre Soulages habite ce lieu et combien ses conceptions lumineuses rejaillissent sur les visiteurs, dont certains font à présent le pèlerinage pour lui principalement. Pour communier avec ce grand œuvre.
On retrouve évidemment dans ces fenêtres profondes et étroites cette notion de verticalité évoquée plus haut d’autant que le découpage en panneaux suscité par les barlotières induit un effet d’amoncellement du bas vers le haut, à cause du rétrécissement suscité par la voute vitrée, faisant écho à celle de la nef. Pierre Soulages s’est servi de droites obliques tantôt rectilignes tantôt incurvées (concaves ou convexes) délimitant des subdivisions. L’intervalle entre deux droites est sensiblement proche de celui du pinceau à large brosse qu’utilise le peintre dans ces réalisations des années 90.
Autant dire qu’avec ses vitraux, l’artiste peint sans brosse, directement dans la matière lumineuse, en découpant ce verre à grains qu’il s’est inventé pour les besoins de la cause. Mentalement, on a envie de prolonger au-delà de la surface du vitrail. Car il convient de faire le pas au-delà. Ce que diffuse le vitrail, c’est toute la lumière du monde virtuel, une lumière qui vient s’incarner dans le verre et qui semble émaner du vitrail même (N’a-t-on pas dès lors quelque chose qui suggère le mystère de la Transsubstantiation, dogme essentiel du christianisme?). Lumière issue du monde extérieur, non seulement naturel mais transcendant, dont l’église au fond n’est qu’un pendant terrestre bâti, élevé dans la matière de pierre, afin d’illuminer cet intérieur censé éclairer l’homme sur le sens foncier de son existence.
C’est-à dire sur son univers intérieur. Et de ce point de vue, nous ne manquerons jamais assez de lumière. Soulages nous incite au recueillement. Je ne reviendrai pas sur la longue quête du verre idéal menée par le peintre, durant une dizaine d’années, entre doutes et épreuves, à la manière des héros médiévaux, à la recherche du Saint Graal. La connotation alchimique n’est de surcroît que par trop évidente.
Mais l’or ici se fait impalpable. Une fois posés, les vitraux s’avèreront hors de portée de main. Ils flotteront dans la matière à la manière des archanges au glaive nu. Ils traverseront le temps afin de communier avec les époques futures à qui ils permettront sans doute de mieux comprendre et appréhender le génie ou l’esprit de ce lieu. Et ce Grand-Œuvre de Soulages l’aboutissement de toute une existence de peinture. Dont la lumière se propage bien au delà de l’abbatiale de Conques. La matière manquait d’air. Comment ne pas admirer cette trans-lucidité, caractéristique, à présent plus que jamais d’un tel artiste. Lumière dans laquelle il baigne à présent, et pour l’éternité. Avec de surcroît son nom inscrit dans la « pierre ». BTN –Août 93, octobre 2022).

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