Sans sommeil

Mais l’éternelle nuit restait indéchiffrée.
Novalis, Hymnes à la nuit, 1800

 

Par la fenêtre ouverte, les astres inlassables me tiennent compagnie. Leur cœur minuscule bat discrètement et très vite, je respire au même rythme. La lune grosse et rousse est bien basse, et sous mes yeux levés, se jouent des scènes tristes, plusieurs fois d’affilée : la grande ourse affrontant sa jumelle; trois amies mises à nue conspirant à l’abri d’un rocher; les ruines molles d’une cité… Des faits bizarres s’enchaînent, sans lien ni raison apparente. Dans mon dos, une table quittée où patientent quelques restes, des calices intacts et des fruits découpés. Je la laisse telle quelle, en partie par paresse, davantage par respect, pour l’osmose récente, et les belles promesses d’esprits échauffés. Dehors, s’étend le cimetière immense des formes délaissées. Aucune n’est vraiment noire, même la plus foncée. Tout n’est que cime, fente, pan coupé, vague allusion à ce qui, de jour, porte un nom. À l’inverse, des parfums humides, les râles d’une bête, la caresse du vent me parviennent nettement, indices invisibles de la vie qui persiste. Ces mystères m’inspirent deux versions des faits, soit qu’à l’état liminal, toute chose se désagrège et redevient poussière, infime particule d’un magma primordial, avant que de renaître, inchangée; soit que chacune vaque masquée à des occupations secrètes, sinon illicites. Je ne cherche pas à les départager, après tout soulagée de perdre connaissance.

 

Minuit sonne. Où suis-je ? Venise ? La brume s’épaissit, confondant bas et haut, la ville, le bois et la lagune, effaçant jusqu’aux moindres repères. À présent, le temps passe au carré, et mon perroquet jase mezza voce. Tandis que l’opacité avance, donnant plus d’importance aux gestes, plus de poids aux idées, d’autres visions m’assaillent, celles-là presque abstraites : un spectre brun lévite, agitant sa silhouette crénelée sur un lac de lait; trois pierres s’amoncellent au sommet d’une colline, éventail paisible dont la surface lisse se teinte de parme ou d’olive, selon la volonté du ciel; une grande arche gothique apprivoise son ombre, laquelle oblique à gauche, impossible à cerner. Tout ceci me dépasse, mais quelque part me plaît. Soudain, l’envie me prend de descendre au jardin changer de perspective. En bas, l’effet second redouble, et alors je me vois, de dos et de très loin, aussi fine que longue, convoquer des planètes au bord d’un précipice. Par crainte, je recule, fermant les yeux si fort que la tête me tourne. Quand je les rouvre, un théâtre se dresse, des feux à chaque fenêtre. Je ne le reconnais pas, empêchée par un voile que je peine à lever. Enfin, j’entre dans les détails, assemblant pièce par pièce, du balcon aux colonnes, jusqu’aux buissons en pot, le puzzle connu. Bien sûr, ce décor m’appartient ! Dupée, je garde mes distances, maudissant pareillement fausses pistes et apparences. Sous cet angle, je le trouve changé, comme s’il sonnait creux, qu’il n’était que façade, une farce plutôt grave, une maison de poupée. Son lustre m’indispose, trop insolent pour l’heure indue. Alors, je me hâte d’éteindre les lumières, et puis me déshabille et regagne mon poste, fidèle à un serment tacite, au désir qui m’encombre, ne sachant où se poser. Partout, la tension monte, comme si un enfant allait naître, une guerre, se déclarer. Mon corps pâle frissonne et mon âme fatigue, lasse d’attendre un signe. Je la sens tiraillée, sur le point de céder à une passion profane, ou aux sirènes grandioses d’une messe latine. Incapable d’agir, je rassemble mes forces, prête à sortir en trombe de cette oisiveté. 


Argent, souris… Combien de gris compte la nuit ? À peine nommée, la gamme se dote de transitions nouvelles, amplifiant l’harmonie, des sphères et du néant. Elle élargit d’autant l’espace intermédiaire qui relie tous les hommes comme les océans. Je débarrasse la Cène et songe à la fuite en Égypte, à la métaphysique, à la science des rêves, et aux dangers courus depuis le commencement par les braves aux cœurs purs.
L’aube point, achevant ma veille vaine. À l’instant où le froid et la peine voudraient me changer en statue, la plaine émerge d’un fond diaphane, sorte de masse faible, de flou involontaire annonçant le petit matin. Mon regard hagard esquive la mise au point, satisfait par des bribes, par des atomes d’arbres, des esquisses de toits. Parfaitement incomplet, le paysage en pause ressemble à l’atmosphère, et son visage couvert n’augure pour ainsi dire de rien. Mais ce début, déjà, est digne de louanges. Sa grâce est un mélange, alliance d’imprécision et de stabilité. En lui, se dépose l’essence et la vérité vraie. En lui, je me repose, et modère l’ardeur qu’attisera bientôt le rayon vespéral.

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