Présentation de l’ouvrage ///
Quatrième volume de la collection “Savoir & faire”, cette encyclopédie consacre quatre grands chapitres à l’extraordinaire diversité des textiles à travers le monde. Des premières traces préhistoriques jusqu’à leurs applications contemporaines, plus de trente-cinq contributions offrent au lecteur un panorama complet de l’usage historique et actuel des fibres naturelles, artificielles et synthétiques.
Aux arts des textiles – histoire technique et esthétique de la transformation des fibres, dentelle, broderie, tapisserie, tapis, passementerie, textiles dans les vêtements et dans les arts plastiques, textiles et musique… – succède un chapitre entièrement dédié aux teintures et aux impressions, depuis l’Antiquité jusqu’aux avancées les plus récentes en ce domaine. Le troisième volet de cet ouvrage porte sur les textiles techniques, des applications souvent invisibles mais que l’on retrouve dans la majorité des objets qui nous entourent. Enfin, la partie consacrée à l’économie et à l’écologie donne un état des lieux des filières textiles, de leur poids économique et de leur évolution dans un monde que nous devons repenser en termes de production et de consommation.
Reflet de la diversité des cultures, des pratiques et des champs d’application, la production textile se caractérise par son foisonnement rendu ici par une attention particulière apportée aux quelque 400 illustrations réunies à cette occasion.
Chercheurs, universitaires, historiens de l’art ou des techniques, hommes et femmes de l’art contribuent chacun, par leur connaissance experte des sujets abordés, à construire une fresque à la fois sensible et érudite de ces matériaux qui n’ont cessé de nous accompagner depuis l’aube de l’humanité.
EXTRAIT ///
Soft Power – Pratiques textiles des années 1960 à nos jours.
Les matériaux textiles sont inhérents à nos histoires, nos quotidiens, nos corps, nos intimités. Peu importe l’époque et la géographie, les artistes s’emploient à les extraire de la sphère domestique pour en faire les outils et les supports de leurs engagements. Les matériaux textiles apparaissent comme les écrans sensibles et tactiles à travers lesquels se reflètent nos sociétés. Parce qu’elles sont issues de traditions identifiées (culturelles et/ou familiales), les pratiques textiles représentent un moyen de désobéissance et de dissidence vis-à-vis d’une pensée imposée. Elles engagent au contre-évènement, à un positionnement à rebours, à contre-courant du spectacle aliénant et à la régénération d’un imaginaire collectif fossilisé. Tisser, découper, coudre, broder, nouer, tricoter, piquer, assembler, écrire, dessiner, filmer, peindre, danser : les matériaux, les gestes et les expériences participent à la réinvention de l’imaginaire de la totalité pensé par Édouard Glissant.[1]
L’intérêt personnel et spécifique que je porte pour les matériaux textiles provient d’une analyse de l’œuvre de Frida Kahlo, et notamment de son usage politique des robes tehuanas. Elles sont issues de la communauté des Tehuanas, une société indienne et matriarcale au Mexique, à travers lesquelles l’artiste revendiquait un espace politique en tant que femme artiste non-occidentale. « Les qualités physiques et intimes du tissu lui permettent d’incarner la mémoire, l’émotion, et de devenir la métaphore quintessentielle de la condition humaine.[2] ». Le vêtement, et par extension la matière textile deviennent alors les supports de luttes et d’affirmations. À la fin des années 1960, les artistes féministes ont procédé à une réappropriation critique des pratiques et techniques traditionnellement cantonnées à la condition féminine pour, comme l’a écrit Aline Dallier, « contribuer à effilocher l’ordre établi.[3] ». La broderie, la couture, le crochet, le tricot ou le quilting sont devenus des pratiques artistiques à part entière. Les combats se transforment et se déplacent, tout comme la visibilité et la réception des pratiques textiles qui bénéficient aujourd’hui de lectures moins binaires et plus inclusives. Ces pratiques résistent aux différentes formes de domination et de hiérarchisation. « Les textiles créent une rupture autour et à travers les notions d’amateur, d’art et d’artisanat, jetant les mots eux-mêmes dans la crise – s’apparentant à une crise d’identité. [4] ». De la déconstruction des masculinités au choc des luttes de classes, en passant par l’empowerment vis-à-vis de nouveaux modes de représentation ou le déplacement de pratiques artisanales ancestrales, à travers les fils et les fibres les artistes inscrivent leurs histoires, leurs expériences et leurs démarches critiques. Pour appréhender l’ampleur et la pluralité de ces pratiques artistiques, le texte articule ici trois problématiques : les féminismes compris à travers les mouvements historiques débutés dès la fin des années 1960, puis la décolonisation des corps qui sera envisagée depuis les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Afrique du Sud, enfin la queerness qui, par définition, se défend de toute norme au profit d’existences fluides, intersectionnelles et sans frontière.[5] Trois problématiques retenues pour avant tout réfléchir aux aliénations et aux invisibilisations signalées par les artistes. Par le matériau textile, il s’agit alors de manifester des histoires réprimées, de représenter des corps jusqu’ici rendus absents, de sublimer des oppressions, de transcender des violences ou encore de reconstruire des récits. Les inégalités (genrées, racisées, sociales, sexuelles) sont intimement liées au patriarcat, au colonialisme, aux rapports de pouvoir, à une normalisation des corps et des formes, aux modèles imposés excluants. Le matériau textile possède alors le pouvoir de réparer des violences passées et actuelles. […]
Julie Crenn
——————————————
[1] GLISSANT, Edouard. Poétique de la Relation. Paris : Gallimard, 1990.
[2] Livingstone, Joan, Ploof, John. The Object of the labor: Art, cloth, and cultural production. Cambridge, MA: MIT Press, 2007, p.vii.
[3] Dallier, Aline. « La broderie et l’anti-broderie », Paris, Sorcières, n°10, novembre 1977, p.14.
[4] Bryan-wilson, Julia. Fray : art+textile politics, Chicago, The University of Chicago Press, 2017, p.272.
[5] « Queer désigne ainsi tout ce qui est désaccord avec le normal, le dominant, le légitime. Il n’y a rien de spécifique auquel il se réfère nécessairement. C’est une identité sans essence. […] C’est à partir de la position marginale occupée par le sujet queer qu’il devient possible d’apercevoir une multiplicité de perspectives pour repenser les relations entre les comportements sexuels, les identités érotiques, les constructions de genre, les formes de savoir, les régimes de l’énonciation, les logiques de la représentation, les modes de construction de soi et les pratiques communautaires – c’est-à-dire pour réinventer les relations entre le pouvoir, la vérité et le désir. » Voir : HALPERIN, David. Saint Foucault. Paris : EPEL, 2000, p.73-75.
EXTRAIT ///
« Un langage commun entre l’art, l’usine et le laboratoire » – Jérémy Gobé, artiste
Les sculptures de Jérémy Gobé (né en 1986, vit et travaille à Paris) résultent d’une observation attentive de la nature. L’artiste transpose les organismes végétaux ou minéraux au creux d’œuvres contaminatrices. Depuis 2017, Jérémy Gobé travaille à la régénération des coraux. Il allie ainsi une conscience écologique et une pensée plastique en mouvement.
[…]
Que signifie pour toi le tissu au sein de ta pratique ?
Le tissu symbolisera toujours pour moi ce premier élan de création personnelle, l’échappée de mes maîtres. Il matérialise ma vision de l’art, soit relier le passé, le présent et l’avenir. Le textile a remplacé le dessin, c’est une matière qui m’est familière et vers laquelle je peux me réfugier quand je dois recentrer ma création, comme un carnet intime de croquis le serait pour d’autres. Entre mode et sociologie, technique et modernité, production et lutte sociale, cette matière est aussi pour moi celle qui symbolise le plus les choix qu’opère notre société à chaque époque. C’est aussi une texture universelle, elle m’est par là idéale alors que je veux renouer les liens entre le public et l’art de son temps.
Comment les matériaux textiles participent-ils à renouer ces liens ?
J’ai longtemps cherché ma place, venant d’un milieu populaire et voulant entrer dans le monde de l’art. Je pense que le textile me permettait d’aborder la technique pour aller vers la création. J’ai longtemps pensé que c’est par la technique que je pouvais réunir ces deux mondes. Tout le monde porte des vêtements, habille ses fenêtres, dort dans des draps, chacun entrevoit la technique du tissage, peu importe qui il est et d’où il vient. C’est ancestral, c’est primitif et décoratif.
Aujourd’hui je dirais simplement que je continue à travailler le textile dans certains de mes travaux, mais c’est plus par aisance. Certains artistes dessinent dans des carnets, notes des phrases, le textile est pour moi un refuge quand je pense trop, quand j’ai besoin de laisser parler uniquement mes mains et me reconnecter avec la création. Je pense maintenant que peu importe la matière, c’est la sincérité qui permet ce lien, cette passerelle entre tous les publics.
Corail Artefact réunit l’art, la recherche scientifique et bien d’autres domaines, peux-tu nous parler des origines de cette superbe aventure ?
Que ce soit avec des artisans, des ouvriers, mais aussi avec des objets ou des matières, les rencontres m’ont toujours inspiré. Un jour, j’ai trouvé des coraux à Emmaüs. Ils étaient sous une table, personne ne savait ce qu’ils faisaient là. J’ai d’abord été fasciné par leurs formes, j’aurais rêvé les imaginer. Je devinais aussi que ces formes avaient une fonction, pas de hasard dans la nature. Instinctivement, j’ai voulu les continuer comme s’ils étaient encore vivants. Pour chacun j’ai établi, par analogie formelle, un protocole avec une matière bien définie. Je voulais que chaque nouvelle sculpture témoigne d’un pan de connaissance que j’avais pu acquérir précédemment sur le corail. J’en ai réalisé beaucoup et acquis une belle connaissance sur le sujet. […]
——————————————————————————————————————–