Numa Hambursin, Lauréat du Prix AICA-France 2018

Numa Hambursin a reçu le Prix AICA-France de la critique d’art 2018 le vendredi 20 avril pour sa présentation de l’oeuvre de Marlène Mocquet.

Il bénéficie d’un article dans L’Oeil, partenaire média, et d’une publication monographique financée par l’AICA-France.

Texte du pecha kucha présenté

Je ne peux même pas donner l’ombre d’une idée de ce à quoi ressemblait cette chose, car elle était une combinaison horrible de tout ce qui est douteux, inquiétant, importun, anormal et détestable sur cette terre. C’était le reflet vampirique de la pourriture, des temps disparus et de la désolation ; le phantasme, putride et gras d’égouturres d’une révélation pernicieuse dont la terre pitoyable aurait dû pour toujours masquer l’apparence nue. Dieu sait que cette chose n’était pas de ce monde – ou n’était plus de ce monde – et pourtant au sein de mon effroi, je pus reconnaître dans sa matière rongée, rognée, où transparaissaient des os, comme un grotesque et ricanant travesti de la forme humaine. Il y avait, dans cet appareil pourrissant et décomposé, une sorte de qualité innommable qui me glaça encore plus.

Ainsi parlait Howard Phillips Lovecraft, en 1926, dans Je suis d’ailleurs.

Pourquoi associer le reclus de Providence, le bâtisseur de la rouge Arkham, le maître des adjectifs blasphématoires, et la lumineuse Marlène Mocquet ? Les créatures de la jeune artiste – j’en profite, nous avons exactement le même âge – sont peut-être difformes et monstrueuses, extraordinaires au sens littéral, mais elles respirent d’une bonté joyeuse, inconnue de l’innommable Cthulhu.

Elles n’ont aucun mépris, nul effroyable dessein, elles arborent un sourire tour à tour naïf et empathique, des gestes doux et caressants, les yeux grands ouverts, écarquillés, hallucinés par la sensualité du monde confus et ondoyant dont elles émergent.

Elle ne cherche pas à se moquer, Marlène. Elle ne goûte pas l’ironie et l’arrogance, elle ne joue pas du clin d’oeil complice, si fréquent aujourd’hui, qui murmure au spectateur : « Tu sais, je ne suis pas dupe ». La subtile musique de ses œuvres témoigne d’une bienveillance, et pour tout dire d’une candeur, que j’aimerais tant pouvoir imiter dans mes textes.

Quel est le rôle du critique d’art ? Lui est-il permis d’oublier parfois les sciences humaines et les théories de la déconstruction ? Peut-il être ébloui par la pomme transmise, avant de la transmettre à son tour, s’enivrer du château de cartes qui enflamme l’imagination des enfants et fertilise notre fantaisie oubliée ? Y a-t-il encore une place pour une critique d’art pensée avec les tripes ?

Je n’ai aucune réponse, si ce n’est pour moi-même. Et pourtant je rêve d’une critique de l’art contemporain qui exposerait ses doutes, sa fragilité, ses faiblesses, son ignorance. Je rêve sous la lune gibbeuse d’une critique qui raconterait des histoires avec mélancolie pour faire corps avec l’oeuvre qu’elle étreint.

Je rêve d’une critique humble et émerveillée qui, en cessant de sacraliser l’art contemporain, lui rendrait sa véritable importance et l’inscrirait parmi les plus belles choses de la vie. Je rêve dans les vapeurs maudites d’une critique qui préfèrerait le mystère des mots au silence glacé des concepts. La littérature est une compagne si merveilleuse qu’il faut être fou pour la délaisser au profit d’une science même alanguie.

Au seuil d’un baiser contre-nature, dans un torrent de couleurs tonitruantes et formidables, parfois confondues, parfois se rejetant en sillons épais, deux silhouettes informes, un corps d’oiseau estropié pour l’une, un torse de mammifère aquatique au bras simiesque pour l’autre, deux visages semi-humains vous dis-je, se contemplent et s’attirent, sous le regard et les hurlements d’une foule hideuse et chimérique inspirée d’une vision de Bosch, de Grünewald ou de Füssli.

Voici un léviathan au corps gélatineux et pourtant cuirassé, homard dégénéré ou abominablement évolué, ses pinces anthropiques épanouies en racines filandreuses, quittant les abysses pour recracher de fantomatiques Jonas.

Êtes-vous effrayés ou attendris par ce marais poisseux d’une vie grotesque et grouillante, absurdes têtards ovipares échappés de leur coquille éventrée, coassant au reflet lisse d’une eau crépusculaire ? Ces êtres sacrilèges, oubliés de Dieu, ont-ils compris le sort qui les attend, égarés sur une île semblable à l’aven englouti sous les ruines de ses propres concrétions, aragonites cauchemardesques, fistuleuses arrachées, esclaves des seigneurs abjects d’un château pour contes de sorcières, proies désignées des oiseaux voraces qui hantent les arbres décharnés ? Comme les misérables humains au réveil des divinités cosmiques lovecraftiennes, leurs cadavres rejoindront sans bruit les débris de la terre impie.

Me suis-je suffisamment ridiculisé pour servir mon propos ? Le reclus de Montpellier ne vaut certes pas celui de Providence. Mais il faut bien un dictionnaire incongru pour esquisser une description du bestiaire occulte, méphitique ou féérique de Marlène Mocquet.

J’avais découvert véritablement son travail au Musée d’art contemporain de Lyon en 2009, heureux du seul fait qu’une telle institution ait l’audace de parier sur l’exposition d’une artiste de moins de trente ans, peintre de surcroit. Je fus subjugué par les toiles affolées qui s’offraient à mes yeux, et pourtant traversé par un sentiment bizarre, et même inquiétant.

Quelques jours plus tard en effet, une fois rentré sur mes terres (il y a neuf ans, je n’avais toujours pas de portable), je tentais de transmettre mon enthousiasme à mes proches. Mais les mots restaient coincés dans ma gorge, il m’était impossible de définir clairement ni ce que j’avais vu ni pourquoi cela m’avait plu. J’en restais à de vagues banalités, et aucun de mes amis ne fit le déplacement jusqu’aux rives du Rhône.

Que celui qui n’a jamais ressenti cette frustration me jette la première pierre.

Au-delà des jeux délicieux de matière, au-delà de ses audaces formelles, au-delà même de l’étrange poésie de ses sujets, l’oeuvre de Marlène Mocquet me bouleverse par le défi qu’elle lance au langage.

Nous sommes armés, paradoxalement, pour décrire l’abstraction. Nous ne faiblissons jamais devant les concepts les plus obscurs. Nous avons même un vocabulaire surréaliste. Mais les apparitions extravagantes de Marlène Mocquet, comme les démons cyclopéens de Lovecraft, ou sa couleur tombée du ciel, nous mettent au supplice, car elles évoquent notre monde sans être de celui-ci.

« Ce qui est pure miséricorde en cette terre, écrivit Lovecraft, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages ».

Sans doute est-il dans le vrai, comme pour toutes ses funestes incantations. Mais sa propre écriture offre un démenti, ou du moins un échappatoire, à son prodigieux pessimisme. Il existe parmi les hominidés quelques aliénés, comme lui, comme Marlène Mocquet, comme d’autres, qui tentent avec leurs moyens dérisoires, les mots, la peinture, de psalmodier l’inconcevable dans une orgie fantastique et jubilatoire. Il ne faut pas craindre l’indicible, mais jouir avec lui.

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