Patrice Vermeille
L’œuvre peinte de Patrice Vermeille (car il existe aussi une œuvre gravée) témoigne d’une exceptionnelle singularité, de sorte que son style semble le détacher de la production commune. Nous nous efforcerons, à l’occasion de son exposition en l’espace Lawrence Durell, de Sommières, et à l’attention d’un public que son apparente difficulté d’accès pourrait déconcerter, d’en définir les constantes et d’évaluer sa cohérence.…
Elle se compose, en l’occurrence, d’une douzaine de toiles à l’acrylique, de plus ou moins grand format, et quasiment inédites.
Tout d’abord, elle semble relever à la fois d’une figuration originale, éloignée de tout réalisme, qui procède par fragments modelés et allusions identifiables comme telles. Ce qui ne l’empêche pas de recourir fréquemment à une géométrisation soit de la composition, je pense en particulier aux deux Nids qui s’articulent autour de la figure du cercle, soit d’éléments récurrents de grille, qui viennent en quelque sorte clore la toile, nous rappelant qu’avant toute chose elle n’est qu’une succession de plans, en un certain nombre assemblés. Je dis assemblés mais j’aurais pu tout aussi bien dire collés, tellement cette pratique relève, dans sa réalisation, des collages que la matière picturale et graphique vient en quelque sorte unifier.
Ensuite, les couleurs. Elles ne sont pas naturelles et ne donnent guère l’impression d’être utilisées dans le frais. Leur ton assourdi, en demi-teinte, fait penser à quelque zone limbique ou chtonienne, en tout cas intermédiaire, qui ne cherche guère à copier la réalité mais à la présenter sous un nouvel éclairage, sans doute réfracté, un univers au fond d’avant la lumière, pré-utérin si l’on préfère, entre deux eaux. Les titres en témoignent : l’un intitulé Amniotiques, l’autre se référant à L’indifférence des particules, où une silhouette humaine semble émerger d’une forme matricielle, dans un ballet à la fois microscopique, génétique et cosmique. Entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, vient s’inscrire l’espace-temps de la toile, à la mesure de l’homme et du peintre. Ainsi le tableau, chez Vermeille, relève-t-il du passage, du mouvement qui caractérise le vivant sauf qu’avant l’Etre, il y a du néant et que l’un ne va pas sans l’autre. La peinture de Vermeille s’efforce de concilier les deux. Dans l’indifférence des particules.
On note, à ce propos, que la plupart des tableaux jouent sur une dualité respiratoire, ou si l’on préfère rythmique : un arrière-plan coloré, traité aux pinceaux (mono-tonal ou bi-chrome), d’où émanent des zones d’intenses concentrations où l’œil perçoit des esquisses de figures, portraits, silhouettes ou autres. Cette zone pointe la complexité du réel, du fonctionnement de la pensée. Mais on repère aussi des griffures rectilignes tracées au graffito, ou à la raclette, n’oublions pas que notre peintre est également graveur, et de ces grilles géométriques, parfois complétées par les fines lignes du tracé coloré des particules en mouvement. Ainsi, sur la même surface, et grâce à des jeux de transparence autorisés par l’aérographe, cohabitent les forces physiques qui animent la matière, la petite ou la grande, et le vivant tel qu’il nous est familier, sous forme d’esquisse ou de silhouette humaine, principalement.
Enfin, les figures, lesquelles sont présentées de manière extrêmement stylisées, telles qu’elles se révèlent, de manière spontanée, à la main de l’artiste qui pense (car la main pense et agit). Dans Deux stèles, l’un des tableaux les plus clairs de cette exposition, on voit bien l’articulation du statique, géométrique, et du vivant, actif, animé. Le socle est rectangulaire, vertical, tandis que les visages, l’un de profil, l’autre de face (semblant partager quelque secret inavouable) sont saisis en pleine action (de parler) ou réaction (de réception). Ils sont, à l’instar des figures chez Vermeille, cernées de traits impeccables ce qui ne les empêche pas de tirer vers le grotesque, le fantastique, la fiction scientifique… Les toiles sont en général travaillées à l’horizontale. Leur redressement les fait passer de la matière et du geste au regard et à la réflexion, une élévation que l’on peut dire spirituelle. Dans une nouvelle dimension. Dans un nouvel entre deux mondes, si l’on veut.
Si l’on a parfois du mal à déterminer le genre des créatures représentées, ou plutôt suggérées, on repère aisément un portrait de femme, dans ses grandes lignes, dans l’acrylique intitulée A Fresco, rendant hommage aux fresquistes italiens de la Renaissance. Si le fond, brossé aux pinceaux, est à la fois blanc et vert bouteille, la figure, cernée de traits hésitants, est également maculée de rouge, lequel apparaît comme un signe matériel de naissance. D’incarnation temporaire. Ainsi va toute chair.
Les visages chez Vermeille avancent masqués. La figure se fait désirer, comme dans cet Improvisé, où elle se présente, à bien y regarder, en état de effondrement libre, tête la première, de passage sur l’espace de la toile. Il s’agit de L’ange imprévu, victime de quelle chute ? Ou encore de L’homme improbable, créature hybride qui nous paraît surgir de la nuit cosmique. L’ange est une créature androgyne, l’homme une figure générique de l’humanité dans son entièreté. Il faut y voir, comme dans les premiers balbutiements de la culture chrétienne, un signe de conciliation des contraires tels que les affectionne l’artiste (vivant et non vivant, artificiel et naturel, figure humaine et géométrie, cosmos et particules élémentaires, Etre et Néant…) – sans doute aussi un symbole de la perfection qui nous fait défaut, qui fascine et autour de laquelle on gravite. On sent bien cette attirance, universelle, dans les deux Nids, où la sphère semble tout attirer à elle, formant alors un élément d’extrême concentration, à l’instar d’un noyau atomique, les personnages semblant en état d’écroulement. Tout être tient quelque peu d’Icare, et sans doute aussi de l’ange de lumière, celui que le Créateur a puni (voilà la vraie raison de cette lumière assourdie, souterraine, évoquée plus haut). Toute vanité s’expie.
Au demeurant, le personnage, dans les toiles de Vermeille, semble également jouer le rôle de témoin, de ce qui passe et se passe en la toile. Si bien que le visiteur est censé voir de l’extérieur ce que la créature voit de l’intérieur. Les deux regards peuvent dès lors se croiser à la surface, un bref instant, sur le tain du peint. Alors peuvent surgir les espoirs d’Evasion, série non montrée à Sommières.
Dans Dystopies, le contraire de L’utopie, plusieurs personnages traversent le champ du tableau comme lieu de mouvement et de passage. Deux figures au premier plan complotent. Inconscients de ce qu’il se passe autour d’eux, la fine agitation des particules et leurs irisations spectaculaires. L’Homme n’est pas toujours en phase avec son environnement, tel qu’il échappe au regard du commun des mortels. Mais point au discernement de l’artiste qui rend visible ce qui demeurerait sans lui dans le néant. Telle est sa mission : montrer, de manière la plus simple possible, et la plus originale, la plus singulière (sans quoi il ne serait pas artiste), ce qui Est réellement, derrière la complexité des apparences, que les toiles de Vermeille ne se privent pas de nous montrer.
De tout ceci, il émane une profondeur métaphysique qui touche au statut même de l’humain en tant que créature vivante. Pris entre les principes qui ont présidé à son apparition (abstraits et géométriques) et sa chair aussi fragile que faible (les silhouettes et portraits), que peut-il faire sinon adapter ses limites aux deux infinis qui le dépassent. C’est cette expérience que favorise la peinture. Celle de Vermeille se veut universelle, tout en demeurant à l’écoute de ce qui se fait de plus pointu en matière de science, de connaissance ou de technologies. Car connaître, c’est co-naître, perpétuellement. Au visiteur ensuite de la re-co-naître et de s’en inspirer. BTN