Open the door au L.A.C. de Sigean (11)

OPEN THE DOOR
Le L.A.C. est un lieu magique, pour les artistes, car il se prête à toutes les expériences, grâce à son espace ample et généreux. On peut ainsi déposer des œuvres au sol, à la manière de sculptures ou installations, occuper les murs comme on l’entend, de séries de dessins ou peintures, passer allègrement des parois à l’espace, envisager de circuler d’une salle à l’autre, et même suspendre certaines pièces de manière à orchestrer cette volumétrie, certes impressionnante, mais qui autorise tous les aménagements virtuellement concevables.
Les deux artistes sollicitées en ce début d’année 2024 ne s’y sont pas trompées. Aux alignements d’allumettes empaquetées au sol, sur drap brodé, d’Aude Hérail Jäger répondent les carreaux de céramique peints de paysages, scénettes et portraits, sélectionnés par Tisna Westerhof. Aux représentations d’enfants, sur toile suspendues, de l’une, dès le seuil des anciens chais, fait écho la série de SENTINELLES, flottantes avec légèreté, de l’autre, sur papier en grand format. A la célébration du toucher, dans les grands rouleaux de papier divaguant de la franco-londonienne, Aude, répliquent la broderie, la couture ou encore le collage, activités manuelles s’il en est, dans des groupes de petits formats disposés le long des murs de la part de notre néerlandaise, adoptée par la capitale britannique, Tisna. L’espace, dans son ensemble est ainsi pris en compte, chacune avec son langage spécifique, un peu comme l’on entre dans une nouvelle maison, en couple ou pas, après déménagement, et que l’on y dispose, selon ses goûts et priorités, ses affaires, dans certains endroits privilégiés. Si tant est que la maison ait la porte ouverte… The open door…
On voit se profiler la cohérence de cette exposition commune. Les deux artistes se complètent d’abord par leur féminisme plus ou moins pondéré, que l’on appréciera grâce à leur interprétation de La Science de la Maison, dans l’une des deux salles : il s’agit d’un manuel à usage domestique, rehaussé en l’occurrence de dessins, et dévié de son objectif purement pragmatique. Aude rend hommage à La Femme assassinée qui répétait inlassablement, par écrit, Je Dois Dormir, victime de la virilité aveugle. Tisna recourt à des objets ou pratiques liés à la féminité, ou à l’univers intérieur auquel on l’associe pour l’emprisonner (mouchoirs, napperons, assiettes…).
On repère assez vite un intérêt commun pour l’univers de l’enfance. Cette enfance aux jeux et activités qui demeurent un mystère pour l’adulte qui l’a oubliée, cette enfance source de joies et de tragédies, vulnérable et innocente, cette enfance que Tisna aime à représenter au bleu de Delft, à la néerlandaise, sur de petits formats de bois bordés de dorures, tandis qu’Aude s’inspire des cubes alphabétiques de nos écoles primaires afin de réinventer, disposé en colonnes colorées, un ABC aux thèmes orientés : Fire, Heat, Wind, Wave…. De son côté, Tisna brode, peint et coud, sur des mouchoirs, des cœurs alphabétiques binaires, associés à des motifs de révolte : B comme Brexit, C for Crime, G for Gun, L for Liar etc. Encore un point commun, la lutte pour des causes nobles : l’urgence climatique pour Aude, qui recourt à la fois au concept et à la sculpture qu’elle a pratiquée au début de sa carrière ; le racisme chez Tisna, qui reprend, sur ses assiettes ou tissus, des scènes de violence ordinaire de la part de policiers américains envers des communautés opprimées et n’hésite pas à utiliser leur langage, tel un slogan.
Au demeurant, la famille, la cellule familiale, est très présente. Encore un thème qui rapproche les deux femmes : en rapport avec la disparition des êtres chers chez Aude (le dessin de la tante Simone dormant du temps de sa jeunesse ; la mère, à l’origine de la collecte des allumettes brûlées au quotidien, et enterrée à présent dans sa terre natale, à Narbonne, tout près du Lac de Sigean) ; en relation avec l’éloignement imposé aux familles pour Tisna, notamment durant le confinement. La porte est en tout cas ouverte à l’attention du public convié à la découverte des thèmes et êtres chers à chacune, tels qu’ils sont figurés ou suggérés dans les œuvres présentées, mais aussi sur ce qui les rapproche et justifie cette exposition duelle. En d’autres termes, la porte est ouverte sur leur amitié dévoilée, leur connivence, leur complicité artistique. Au demeurant, un artiste n’est jamais totalement seul. Il a l’Histoire de sa pratique à ses côtés.
Mais pénétrer ce lieu investi par les deux artistes, ce n’est pas seulement se voir confronté à du concret, à des formes, des matières, des couleurs… En témoignent : les frottages d’escaliers d’Aude, au graphite, sur rouleaux de papier, interminables, disposés en vagues, comme pour mettre en abyme le lieu d’exposition même, entre mer et montagne, cette mer qui fascinait tant Piet Moget, déferlant dans l’espace. Ils traduisent clairement sa volonté d’échapper à la pesanteur, de passer du sol à l’espace, de la terre au ciel, et de s’élever vers la vie spirituelle. De même, ce n’est pas pour rien que les guerrières dansantes d’Aude, ou les portraits d’enfants de Tisna, ou sont présenté(e)s en hauteur, suspendu(e)s, obligeant à lever les yeux. Enfants à la fois forts, tranquilles mais aussi fragiles, ce que souligne cet accrochage peu commun. Il s’agit de donner de l’air, un peu de détachement, de recul, un supplément d’âme à des réalités terrestres, à des images précises ; celles que figure nettement Tisna comme celles qui se décèlent dans les frottages d’Aude, et qui font penser à des spectres de Rorschach ou aux expériences phénoménologiques qu’évoquait autrefois Léonard de Vinci (incitation à la rêverie éveillée à partir des murs souillés de beaucoup de taches). En suggérant cette tentative d’Élévation (pour parler comme Baudelaire), les deux artistes nous ouvrent les portes de la vie de l’esprit et ne se contentent pas de faire œuvre esthétique ni même simple production artistique, fût-elle pertinente. Le grave, qui nous bouleverse tant dans cette vie-ci, devient léger si on le considère à la lumière du cosmos, avec le recul nécessaire, si on lui fait prendre un tant soit peu de hauteur. Tisna incarne bien cette relativité en recourant à des assiettes en papier ou de fins mouchoirs décoratifs, afin de figurer ses scènes d’émeutes, de mutilation, d’arrestations musclées… Les supports sont détournés de leur fonction rassurante et décorative pour traiter de sujets qui lui tiennent à cœur. Aude privilégie un matériau léger : le papier. Elle ne cache pas son admiration pour l’esthétique nippone de la fragilité, et son caractère aérien.
Cette légèreté assumée n’est pas gratuite : la Mort hante les deux œuvres. Elle vient nous rappeler la vulnérabilité des existences, bien figurées par les allumettes disposées au sol sur drap approprié, quasi funéraire, en hommage à la mère, du côté d’Aude ; bien représentées également, dans les scènes brodées de Tisna, par ces êtres qui se sont trouvés au mauvais endroit au mauvais moment et n’avaient commis pour seul délit que de revendiquer la couleur de leur peau. Tisna est en outre sensible à la cause des migrants, ceux qui périssent en mer pour avoir voulu rejoindre le pays de leurs rêves. Une vie paraît bien fragile face à l’immensité des éléments. Chez Aude, la Mort est inséparable de la notion de passage, que l’on trouve dans ses frottages de corridor, dans la thématique de l’escalier (dont Bachelard jadis soulignait la hardiesse), et dans cette réhabilitation d’une mère assassinée par son mari, promis à une mort certaine au front, victime injuste de sa fidélité, de son amour et de son infériorisation face au code d’honneur des hommes. C’est le sujet de l’acrylique, tragique, sur toile, suspendue elle aussi : Je Dois Dormir.
La porte incarne cette notion de passage.
Traitant toutes deux de sujets aux retombées métaphysiques, les deux artistes, dans cette exposition, font œuvre commune dans la perspective d’une émancipation loin d’être acquise encore, de nos jours, pour les femmes artistes. On connaît le livre de Virginia Woolf Une Chambre à Soi, que l’on peut décliner, pour les artistes : Un atelier pour soi. Toutefois, l’exposition n’a pas que des aspects polémiques ou tragiques. Elle est à l’image de la vie. Ondoyante et diverse : contrastée. Les mots Life, Home, Here, Pause, apparaissent dans l’alphabet sur cubes d’Aude. Les scènes enfantines de Tisna témoignent à la fois d’une confiance dans le devenir et d’une exigence de pureté. Un peu comme dans l’alchimie, il faut traverser bien des épreuves avant d’acquérir une once de cette lumière qui nous nourrit. Aude par exemple, a dû observer bien des détails des grands chefs d’œuvre (Rembrandt, Rubens, les fresques antiques…) afin de composer ces guerrières protectrices, coiffées et munies d’objets symboliques, syncrétiques au fond de tous ces fragments d’espace et de temps rapprochés. Guerrières de rêves, composés de fragments multiples, flottant sur leur support de papier comme ce dernier dans l’espace. Guerrière de réconciliation d’éléments disparates… A même de fédérer les contraires et le chaos… De représenter une Unité retrouvée… On suppose que la maîtrise de la couture ou de la broderie, qui caractérise Tisna, est le produit de bien des heures d’exercices méticuleux et laborieux. L’épreuve c’est ce qui permet l’accomplissement, l’épanouissement, au fond l’issue (et l’on revient vers la porte). Ce qu’espèrent les deux artistes, c’est que le public, averti ou pas, à qui l’on ouvre les portes de cette exposition, à l’accès, on le constatera, aussi léger qu’un seuil d’hospitalité japonaise, en ressorte enrichi, émotionnellement, esthétiquement, intellectuellement et bien sûr dans sa vie spirituelle.
A y regarder de plus près, en apparence, ces réalisations qui semblent tournées vers le passé : familial pour Aude (mère, tante…), originaire justement, de l’Aude ; en rapport avec les crimes perpétrés depuis des décennies pour Tisna, réservent quelque surprise. Les deux artistes cultivent en fait l’hybridité, ce sujet si brûlant aujourd’hui dans l’art contemporain qui n’en finit pas d’assembler, de combiner, de confronter afin de concevoir l’humanité future… Tisna, on l’a vu, recourt à des pratiques traditionnelles, artisanales et domestiques telle la broderie, ou les motifs décoratifs, pour traiter de thèmes brûlants dont certains défraient l’actualité, je pense à la cause migratoire. Elle associe tradition du support et modernité de l’image. Passé et Présent. Aude compose ses SENTINELLES, lesquelles n’ont pas de modèles précis dans l’Histoire, par le truchement de multiples emprunts à des détails d’œuvres observées dans les musées du monde entier. Il en résulte ces figures tutélaires qui apparaissent comme sacrées sans doute parce qu’elles prouvent que le métissage culturel est possible, et qu’elles préfigurent les êtres de demain. Composés de multiples cultures. Corps multiples en quelque sorte.
A cela il faut ajouter l’inclusion, sous forme de deux patchworks (un français, un britannique), d’œuvres non réalisées par les artistes mais par la cinquantaine de participants, toute génération confondue, d’un atelier pédagogique. Bel exemple d’ouverture à l’autre, aux autres, y compris des non-professionnels. L’artiste et le non-artiste mis sur le même plan, en l’occurrence impliqués dans un même espace.
Une telle exposition suppose de surcroît le déplacement des corps dans l’espace. Les artistes ont conçu un véritable parcours et même un aller-retour. Il est essentiel, ce corps, dans l’œuvre d’Aude dont les SENTINELLES s’apparentent à des danseuses, transitoires elles aussi dans leur support flottant de papier. Il intervient dans ses frottages, qu’ils soient en corridors, dans un escalier complexe ou sur une table d’atelier, espace intime, un lieu à soi comme la chambre de Virginia. Le corps c’est justement ce qui est de passage entre deux néants ou deux éternités. Il est maltraité, malmené, molesté dans les scènes empruntées à l’Histoire de l’actualité récente, à laquelle se réfère Tisna. Cependant, dans les deux cas, les deux œuvres, il s’agit d’en exorciser les excès ou les méfaits, d’en épurer les scories et de dépasser les apparences : la violence, la mort, les altérations fatales… L’art permet ce grand nettoyage. D’où le sous-titre envisagé pour cette exposition : Airing The Wash. L’art à la fois comme moyen de sublimation, capacité de dépassement et nouvelle famille. Il ne s’agit pas de frotter pour frotter, de dénoncer pour dénoncer seulement, mais pour améliorer la condition humaine, à l’échelle de chacun, fût-ce dans la cuisine, dans l’atelier, ou… dans l’espace d’exposition. De s’intégrer à la grande famille de l’art. Tisna rend pérenne une image d’enfant en transfigurant, en rendant concret, matériel, définitif, son portrait particulier. Aude, dans ses SENTINELLES mouvantes, fait des artistes qui l’ont précédée, son héritage familial. Pour parler comme Montaigne elle fait de leur pollen son miel.
Entrer dans cette exposition du L.A.C., c’est un peu comme pénétrer l’intimité des deux créatrices, dans leurs hantises et affections. Autant dire traverser l’espace intime d’une maison, d’autant que celui du L.A.C. est subdivisé en fantômes de salles, ou si l’on préfère en propositions thématiques spécifiques. On peut même y découvrir, en revenant sur ses pas, des œuvres que l’on n’avait pas perçues à l’aller. Et c’est bien là l’intention des deux artistes. Que celui qui pénètre en ces lieux, plongé dans la matière et les images, n’en ressorte pas tout à fait comme il y était entré. Qu’ayant fait l’expérience du corps, de la violence et de la mort, il prenne conscience de se trouver dans un Ici et Maintenant bienveillant, fait de légèreté et d’espoir (Hope). De confiance en l’art. Qu’il se sente des ailes, des Elles…
Mais qu’il aborde ensuite l’extérieur avec davantage de détermination et d’énergie, de confiance en la grande famille humaine, et dans celle de l’art, bref qu’il ait envie de s’envoler, de s’évader, de cette maison vers les plaines et forêts, les campagnes, les montagnes et les étendues maritimes toutes proches. Vers le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, et bien au-delà… BTN

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