Mohamed Lekleti , L’Enigme

MOHAMED LEKLETI L’ENIGME

L’œuvre de Mohamed Lekleti ne se laisse pas facilement apprivoiser. Il fait partie de ces artistes dont on perçoit tout de go la virtuosité graphique mais dont l’univers résiste à l’interprétation. Son monde singulier tient davantage de l’onirisme et de la métaphore que de visions littérales de la réalité même si le trait est sûr, les figures identifiables comme telles. Inachevées quelquefois, donnant l’impression d’avoir été saisies en pleine gestation, en pleine hésitation entre deux possibles. C’est ce qui explique entre autres qu’un personnage puisse donner l’impression d’avoir plusieurs jambes, un chien plusieurs têtes, une femme deux états simultanés du corps.

En fait, chaque tableau de Lekleti se pose en Enigme. Et, à l’instar de nos rêves, c’est au visiteur de la déchiffrer. Ce premier point le rapproche du surréalisme et de ses associations d’idées ou d’images, de ses collages, de sa transformation du réel. Le déchiffrage tient du jeu, activité humaine primordiale s’il en est, et qui occupe une place prépondérante dans les thématiques habituelles de l’artiste. Façon sans doute de réconcilier l’adulte avec son enfance, en tout cas de rétablir un certain équilibre entre les deux antagonismes. Il nous faut conserver l’esprit de l’enfance, plus direct, plus spontané, non encore modelé par tout ce qui nous étoffe : notre culture, nos expériences, nos épreuves…, lesquelles modifient notre vision des choses et des autres.

Car si le visiteur est quelque peu décontenancé par ce qui se joue sur le tableau, des sortes de scènes, comme au théâtre, dessinées et peintes par Mohamed Lekleti, il perçoit tout de suite que le Déséquilibre, et son pendant la Distorsion ou Déformation, sont les clés qui nous permettent de pénétrer les mystères que propose cette œuvre.

Le déséquilibre, on le constate dans les diverses chutes auxquelles Lekleti soumet les corps qui incarnent ses personnages, à rééquilibrer justement. Son corollaire est le mouvement qu’il n’hésite pas à décomposer notamment dans le sens de la marche. Les personnages, chez Lekleti, se déplacent beaucoup. Il faut y voir un symbole : celui de notre parcours existentiel plus ou moins semé d’embûches ou de rencontres. La marche peut être synonyme de départ, d’exil, de passage des frontières, de migration. On rejoint alors des thèmes d’actualité. Ainsi l’allégorie, l’homme est un éternel marcheur, rejoint-elle l’Histoire : celle des flux migratoires qui caractérisent notre époque, notamment à partir du continent africain. Fouler ton herbe fleuri, en est l’exemple le plus criard, qui inclut un passeport, un masque à fonction identique, et dont la scène semble s’ouvrir au centre-écran d’un tapis oriental qui sert de décor. Comme dans bon nombre d’œuvres de Lekleti, la binarité s’exprime et cherche son équilibre. Deux références se combinent ou télescopent : L’éternel, et le factuel. L’intemporel, et l’instant. Le passé et le présent. L’homme vit entre deux infinis, dans un état de précarité ou de fragilité dont il n’a pas toujours conscience, grisé par ses inventions et capacités d’adaptation. Les tableaux de Lekleti le ramènent à sa condition première. Passagère, temporaire, j’ai envie de dire nomade.

Qui dit marche, exil ou frontière, pose la question du Territoire. Chez Lekleti, il prend l’apparence d’une figure circulaire analogue à une cible (un labyrinthe ? Un jeu formel ?), le plus souvent mise au sol. Elle semble posséder une espèce d’avatar, l’ombre, également déformée. Cette forme est en général associée à ces créatures hybrides dont l’artiste a le secret de conception. Ces personnages improbables, qui semblent issus de contes fabuleux, et paraissent pourtant si modernes, condensent en général deux états : celui qui tend vers l’achèvement, celui qui semble inachevé. Pour Lekleti, la perfection n’est pas de ce monde et nul ne peut prétendre y voir plus net et plus juste que le voisin. Et c’est une chance pour le visiteur puisqu’il est invité à combler les vides, lequel semble très présent chez Lekleti. Il nous renvoie à l’inconnu, en nous et autour de nous. Le visiteur, en attribuant du sens, peut ainsi devenir co-créateur de l’œuvre. Celui qui déchiffre l’énigme mérite bien une récompense. Ainsi deux êtres se rencontrent-ils, le peintre et son regardeur. Une binarité à laquelle ne manquait qu’un trait d’union, un élément de liaison, également très présent dans l’œuvre. C’est le rôle du tableau, passeur concret d’images mentales.

La Déformation ou Distorsion est évidente dans la tendance du peintre à multiplier les dédoublements siamois, le traitement violent de la tête humaine, et surtout grâce à ce recours à l’hybridation, laquelle fascine si fortement notre époque, ouverte à tant d’expériences aussi exaltantes qu’inquiétantes (encore une dualité, ou mieux : une ambivalence). Dans les mythes, elle se métaphorise en la figure du monstre (le sphinx, le minotaure, la Chimère, le cheval volant etc.) composé de deux ou plusieurs entités. On peut à ce propos avancer une dualité : sacré/profane. Un sacré lié aux traditions, à la culture, au passé, un profane en proie aux embûches du présent, aux sujets qui nous émeuvent ou irritent. Le corps, chez Lekleti est la principale victime de ces distorsions, vers l’avant ou l’arrière. Le peintre ne cherche pas à peindre l’harmonie. Inquiéter, tel est son rôle, disait un grand écrivain. Le corps est après tout le souffre-douleur de l’Histoire. Et nous vivons une époque plus que troublée. On retrouve ce trouble dans les scènes représentées par Lekleti. Mais il évite la référence directe à tel événement. Il préfère la traduire en images, les siennes, de manière allégorique.

On sait que la vie ne tient qu’à un fil. Chez Lekleti une main tire les ficelles, joue les marionnettistes. Ou déroule la corde. Ainsi apparaît, dans certains tableaux, une mécanique optique qui relie les personnages représentés dans un contexte donné. Le fil sert donc de trait d’union. Il peut acquérir de la consistance et confiner à la bande, à la nébuleuse. Ainsi deux enfants sont-ils reliés par les cheveux. Deux moines par leur souffle, un couple par leurs deux têtes et tous par la pensée, à l’instar de ces consultants juridiques étudiant une Fatwa. La crinière d’un lion se déploie et rejoint une tête humaine, de celles qui pensent. Plus simplement, une main semble diriger le destin d’un oiseau (La vallée d’Attar). Ce dernier est une figure récurrente dans les tableaux, sur bois, de l’artiste (Noyé dans la poussière de la lumière). Il associe ainsi le corps et l’esprit, le faire et la pensée, nouvelles dualités. Car la finalité de la quête de Lekleti, comme celle des pèlerins d’Attar, est spirituelle.

L’animal joue également un grand rôle, en particulier une bête de somme comme l’âne, qui prend parfois forme humaine, quand il n’est pas tout bonnement imité par les humains, grands ou petits. L’homme est, lui également, une bête de somme, écrasé par tous les déterminismes qui orientent son parcours, pas toujours où il l’aurait souhaité. Le jeune poète l’avait bien compris : « Je est un autre ». Une multitude d’autres au fond duquel il faudrait retrouver ce qu’il reste d’authenticité au fond de chaque Moi. Il est à chercher, dans l’enfance et ses caractéristiques : sa créativité ludique, son absence de honte comme dans le monde pré-adamite, sa curiosité, sa capacité de voler (La conférence des oiseaux) et de défier l’impossible. Et puis, même si la mort rôde (Berceuse macabre), tous les espoirs lui sont permis. Un autre animal vole, c’est le cheval qui annonce le déluge bien proche. Tel Pégase qui aurait perdu le sens de l’orientation et se retrouverait privé de ses repères et donc de son équilibre. Les hybridations liées à l’animal nous rappellent la leçon des mythes antiques et qui métaphorisaient, dans les récits et représentations, la double nature de l’homme, embarrassé par son animalité. Lekleti se forge un bestiaire symbolique, outre l’oiseau, l’âne ou le cheval, le lion, le chien et le singe sont ses bêtes de prédilection. Sans doute trouve-t-on dans chaque animal un peu de nos attitudes : la propension à dominer les autres, la servilité, la ruse et inversement la capacité à servir fidèlement, l’affectueuse compagnie, la disposition à faire rire, à divertir…

Une autre dualité ne saurait être niée tant elle se fait fréquente : la machine, la mécanique, la roue… Plus tard, la balance, la fiche électrique, le micro, la prothèse et même le miroir… tous ces objets qui ne font que prouver notre imperfection originelle, laquelle a décuplé notre faculté de penser le monde et de pourvoir à sa transformation. Les ballons comme sortant de la tête semblent signifier cette impulsion. Ils symbolisent la pensée qui nous élève. La tête et la main ont contribué à fabriquer tout cela. Pas étonnant de les retrouver dans les thématiques chères à Mohamed Lekleti qui cherche un sens à tout ce qui se crée. A commencer par notre monde. Mais aussi le sien, son univers pictural, dont il est le co-créateur (le visiteur étant l’autre) ou le re-créateur (il nous invite à la re-création du monde tel qu’il le conçoit, différemment du commun des mortels). De ton flanc éternel sortit l’humanité. Titre d’un tableau. Mais un enfant préfère la récréation à la re-création.

On sait que la binarité est faite pour être dépassée. La pensée et son contraire. Le cru et le cuit. La guerre est la paix. La naissance et la mort. L’indifférence ou le militantisme. L’homme et la machine. L’un et l’autre. Cela s’appelle résistance, empathie ou tout simplement la vie. La vie en tant que passage. Or pour l’artiste, le meilleur moyen de résoudre les contraires, le fil conducteur, l’élément de liaison, c’est encore son activité. L’art.

L’art est long et le temps est court pour qui entend se mettre à l’ouvrage. Cela suppose un travail sur soi-même. On sait que l’art de Mohamed Lekleti dépend largement de sa double culture. Il a choisi justement la troisième voie, celle qui consiste à ne renier ni l’une ni l’autre mais de faire en quelque sorte la synthèse des deux (et sans doute d’ouvrir d’autres voies au-delà…). Ou de relier, au fil de sa progression, la richesse du passé culturel à l’actualité la plus brûlante. C’est le meilleur moyen de trouver un équilibre tel celui recherché dans son fameux dessin Liberté Egalité Fragilité. Précaire mais bien existant. Il faut reconnaître cette précarité de l’existence si l’on veut en faire un facteur de fermeté, de solidité. Car l’homme est ainsi fait qu’il peut faire de la reconnaissance de ses faiblesses une force.  C’est tout à l’honneur de l’artiste de le lui rappeler et de faire de cette force un élément constructif pour notre avenir. BTN

 

 

 

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