« Les Portes » de Roxane Gouguenheim / parole d’artiste et sculpture en ville

La « parole d’artiste » possède cette part d’insolite qui révèle la création avec le désir d’en partager la maturation. À l’instar de Roxane Gouguenheim (1981-France) lors de l’inauguration des « Portes » : un ensemble de sculptures monumentales qu’elle conçu au cœur du nouveau quartier immobilier de Meudon (92). Une ville marquée d’un côté par l’héritage de Rodin avec sa demeure musée et la forte présence depuis de la sculpture dans l’espace public grâce aux artistes de la seconde École de Paris venus vivre dans son sillage, et qui font partie du fonds du musée municipal d’arts et d’histoire. De l’autre côté, par le secteur du numérique qui s’y développe depuis l’ère économique de la Tech.

Son discours relève du sensible plutôt que de l’explication, laissant affleurer sa personnalité où s’articulent clairement ses idées. En parlant de son processus de travail, on apprend ce qu’elle extrait du contexte et du territoire qui l’entoure, ce qu’elle en tire pour développer son projet. Le ton communique la joie ; la syntaxe, la vitesse de la réflexion ; et au centre : les contraintes du réel guident la pensée jusqu’à faire aboutir l’œuvre.

Deux ans de chantier mené avec les équipes d’ingénieries du promoteur et l’agence Art by RV développée par Lara Sedbon par ailleurs galeriste depuis une vingtaine d’années. L’agence s’implique pour la réalisation d’œuvres sur le modèle du 1% ou de la charte « un immeuble, une oeuvre ». Avec l’ambition, pour Lara Sedbon, de démocratiser l’art dans les villes.

L’univers plastique de Roxane Gouguenheim convoque la philosophie et la peinture à l’huile, l’architecture et l’image, la vidéo et le son pour donner à voir un langage sans vocable. Une démarche intellectuelle et expérimentale qui cherche à détourner les contraintes et les contraires pour «écrire » l’illisible, voire l’invisible.
Ainsi, les « Portes » se développent dans la temporalité tendue entre les données tangibles liées à l’histoire du territoire, et à celles expérimentales de l’artiste quand s’imbriquent « aventure, défi et opportunité ».

Voici son discours :
Les Portes sont nées à l’atelier, d’humbles modules d’argile de 16 centimètres, volontairement brisés pour révéler l’essence de leur corps, cette forme cachée à l’intérieur de la matière […] L’idée première est née du territoire de Meudon ; la présence de mégalithes dans ses bois ainsi que l’atelier d’Auguste Rodin, grand admirateur, je l’apprendrai plus tard, de l’art lithique. Les pierres furent un socle de questionnement, un socle pour la forme que prendrait les sculptures. Et la porte des Enfers de Rodin, qui fut une de ces rencontres qui bouleversent le cours d’une vie, sa Porte devint le fond, la structure de pensée.
Ce qui est extraordinaire dans un projet au long cour comme celui-ci, c’est le temps que l’on a aux côtés d’une idée. Un reliquat structurel mégalithique si simple qu’il est : la 1ere construction de l’humanité, si simple qu’il est en fait infiniment complexe, séminal. Apporter dans le monde aux organicités fractales des lignes de détermination horizontales et verticales. Quelle radicalité, quelle folie ! La base véritable de tout ce que les hommes construiront jusqu’à aujourd’hui, l’architecture certes mais les alphabets et les chiffres aussi, l’écriture musicale, les espaces spirituels… alors, face aux révélations successives de ces agencements magdaléniens, que puis je apporter moi, jeune artiste française, présente ici à l’autre bout du temps ?
Je peux apporter une tentative, celle de me tenir dans un équilibre précaire et expérimental, en équilibre entre deux ombres, celle plurielle du maître Rodin et celle du monde, celle des mouvements solaire et celle de l’envahissement numérique, cette ombre de l’intérieur qui se découpe sur le corps de béton des agencements, cohabitant à différentes vitesses. La question est donc de comprendre où se situer, où construire l’œuvre? 
Ici : sur le Parvis des lumières, sur un territoire : celui de Meudon, dans un contexte : l’agora d’un lieu de passage fluide d’un grand nombre de personnes, croisant pêle-mêle habitants du quartier et travailleurs en transit. Où construire l’œuvre ? Dans le temps, entre le début et la fin, le passé le plus archaïque et le présent, entre l’héritage et le leg, entre l’ombre et la lumière, le concret et l’immatériel. C’est certainement sur ce fil tendu que j’ai tenté de penser, de travailler et aujourd’hui encore je pense que c’est sur ce seuil que je me tiens face à vous.
Les Portes, convoquent et s’éloignent à la fois des mégalithes traditionnelles, elles sont le fruit d’une architecture expérimentale qui tente au travers de son agencement un autre rapport de composition. Elles se développent ainsi grâce à quatre modules, chacun répété à plusieurs reprises, changeant à travers l’espace leurs orientations individuelles, se mettant à la place de l’autre, les modules font l’expérience de l’altérité ; un même se fait un autre et en assume la charge. Chaque module étant interdépendant dans son agencement, il n’y a pas de création d’échelle, de valeur interne, pas d’économie hiérarchisée. Ici on tient ensemble ou l’on ne tient pas.
Les Portes représentent aussi 4 temps rythmiques (deux croches/ noire/ deux croches/ noire), offrant à chaque agencement la même valeur durative d’un temps à travers une écriture simplifiée à l’essentiel.
La nuit les Portes sont activées et se font immatérielles, habillées de lumière, revêtues d’une histoire intérieure où les tissages du génome et les arborescences cellulaires dialoguent avec les écritures asémiques et la création de l’atelier, née du fusain et de l’encre. La création négative des vides laissés par Rodin une fois arrachés les 200 corps de sa Porte des Enfers, comme geste séminal de l’art contemporain en gestation, mais aussi celle des os, notre structure première.
Ainsi se tient devant nous ce qui se tient à l’intérieur de nous.
Enfin je voudrais rendre hommage à l’audace ! À l’audace de Rodin, dans l’ombre de qui j’ai grandi ces deux années, Rodin qui toujours contre le doxa de son temps a radicalisé ses choix et ses gestes, et qui m’a inspirée au-delà de ces sculptures, mes premières dans l’espace public, mais aussi l’audace de ceux qui m’ont choisies pour ce projet et qui ont eu l’amitié de travailler à mes côtés ces deux années ; à l’audace de ces Portes qui se dressent avec force et fragilité, à la fois concrètes et immatérielles dans leurs corps de lumière. À la fois au début du temps et à notre époque, telle la matérialisation de cet estran que constituent les œuvres humaines.
Vous l’aurez compris, il s’est tissé entre Meudon et moi un lien profond, ombilical dans un sens, un lien d’ombre et de blancheur, de geste métamorphosé, de silence diaphane qui je le souhaite se renforcera aux côtés de projets communs à venir. Mais il y a sur ces terres un « je ne sais quoi » qui nous invite à venir sculpter, une confiance, un écrin, un écho, une sirène peut-être bien…Ici l’artiste accueilli au sein d’une généalogie aux mains calleuses, se permet de reprendre le monde et ce qui l’habite entre ses mains, et avec le recul et l’humilité des savoirs tente à nouveau un jeu d’équilibre.
Elles sont maintenant à vous, elles sont ouvertes et vous appartiennent… »

 

Ainsi, remontant le temps long, sinueux et imprévisible du fil tenu qui l’a conduit de l’idée au résultat, Roxane Gouguenheim interroge le processus plus long que sa seule création. In fine, son discours inaugural opère un exercice de pensée lu à haute voix sur la dimension quasi existentielle d’être dépassée par le besoin de créer plutôt que de produire.

Laurence d’Ist

2024
œuvre modulaire augmentée, béton blanc sculpté et mapping numérique
©Galerie By Lara Sedbon
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