FRANTA, L’EXPOSITION DE PRAGUE

Ancien Manège du Château de Prague
jusqu’au 15 juin 2025
 
UNE EXPOSITION EXCEPTIONNELLE

La République tchèque offre à Franta une exposition exceptionnelle, qui surpasse tout ce qui s’est fait jusqu’à présent. Pour les amateurs de l’oeuvre de Franta, le voyage de Prague s’impose car on ne reverra pas de si tôt une exposition de ce niveau.
En 2023, Franta  (né Frantisek Mertl à Trébic, en Moravie, en 1930) a été l’une des soizante-deux personnalités tchèques, et le seul artiste plasticien à côté de musiciens, cinéastes, médecins, scientifiques..,  à recevoir le prix national du mérite des mains du Président de la République tchèque, Petr Pavel, en présence du gouvernement et du Parlement.
Matérialisation de cette reconnaissance nationale, le Président de la République et le Ministre de la Culture, Daniel Herman, qui était venu voir la belle exposition de Franta au musée de Vence en 2017, ont demandé à la Galerie nationale d’organiser une grande exposition pour faire connaître l’oeuvre de Franta au grand public.

Certes Franta a déjà exposé une dizaine de fois en République tchèque : à Prague (Musée tchèque d’arts plastiques en 1995, musée Kampa et musée Nova sin en 2012), au Egon Schiele art centrum de Cesky Krumlov en 2009, à Trébic sa ville natale en 1997 et en 2014 pour l’ouverture de l’Espace permanent qui lui est consacré, à Brno en 2009, Ostrava en 2015… Sa ville natale de Trebic a aménagé un lieu d’exposition pour sa donation d’une quarantaine d’oeuvres. Mais cette fois-ci c’est dans le saint des saints qu’il expose. Il n’y a pas de lieu plus prestigieux en République tchèque que le Château de Prague.
Et l’exposition est incomparable à plus d’un titre. Dans un environnement patrimonial unique, à un jet de pierre de la cathédrale Saint Guy, l’exposition se tient dans l’ancien Manège du Château, une magnifique salle de 2000 m2 d’un seul tenant. Dans ce vaste espace, haut sous plafond, le commissaire d’exposition, Radoslav Istok, de la Galerie nationale, a défini un parcours rétrospectif, décennie par décennie, un parcours de vie, des années 50 à aujourd’hui.
Pour la première fois, Franta n’est pas le commissaire de l’exposition. Il n’a pas choisi les oeuvres ni la thématique. Il ne s’est pas occupé de l’accrochage. L’exposition ce n’est pas le regard que Franta porte sur le monde ; c’est le regard que l’on porte sur lui. Il est le sujet de l’exposition.
Et pour donner au sujet Franta la mesure qu’il mérite, après une étude minutieuse, Radoslav Istok a sollicité le prêt d’oeuvres dans des collections publiques françaises (Musée d’art moderne de la ville de Paris, Musée d’art contemporain de Dunkerque, Centre national des Arts visuels, Frac PACA, Marseille, musée de Toulon, musée Picasso d’Antibes, l’Unesco, Paris), dans les collections publiques tchèques (galerie nationale de Prague, musée de Trébic, galerie des beaux-arts d’Ostrava,  Musée de la ville de Brno), dans des collections privées de toute l’Europe. Sur les 170 oeuvres retenues, seules une soixantaine ont été prêtées par l’artiste.

POUR RETRACER 70 ANS DE VIE ET DE COMBATS

Franta a quitté la Tchécoslovaquie en 1958. Pour rejoindre la jeune Française d’Alger, Jacqueline Sussan, qu’il a rencontrée lors d’un voyage d’études à Pérouse, il passe à l’Ouest. Il vient tout juste de finir sa formation à l’Académie des Beaux Arts de Prague. La police politique confisque son oeuvre académique, il est déchu de sa nationalité et banni. Il ne reverra jamais son père vivant. Ce n’est qu’en 1975 qu’il sera autorisé à revenir en Tchécoslovaquie et sera à nouveau réuni avec sa mère et son frère, et il faudra attendre 1995 pour une première exposition.

Chose remarquable concernant les liens de Franta avec la République tchèque, c’est l’intérêt constant que lui ont porté les autorités culturelles. Malgré la condamnation politique et le bannissement, elles n’ont cessé de suivre cet “artiste en exil”. Dès 1968, la Galerie nationale lui a acheté des oeuvres dont l’admirable “Ascension” de 1968 et en 1970, le directeur de la Galerie nationale, Jiri Kotalik, lui a rendu visite à Nice.

Même pour quelqu’un qui connaît bien l’oeuvre de Franta, cette exposition est bouleversante, à en avoir la chair de poule. Elle montre, pour la première fois, des tableaux de sa formation académique et de la première période française des années 60. On voit l’intensité du combat que Franta a du mener pour gagner sa liberté stylistique. Il a, en effet, fui le monde hermétiquement clos de la Tchécoslovaquie soviétique, une “cage” selon ses propres mots, où rien ne filtrait des soubresauts de l’art moderne, où l’on appliquait les recettes d’une peinture faussement calme, classique pour l’éternité, où les exercices imposés du nu, de la nature-morte, de la scène de genre et du paysage ne laissaient rien filtrer de la réalité, un masque de bonheur et de stabilité. Pour ce transfuge qui a brutalement changé d’univers mental, la confrontation avec la modernité d’un Picasso ou d’un Bacon a été un électrochoc. C’était le droit mais aussi la difficulté d’être libre, d’avoir son propre langage.
Et le premier combat qu’il va devoir mener c’est contre lui-même, contre tout ce qu’on lui a appris. Dans ses premiers paysages méditerranéens, la terre se soulève ; dans les scènes de la vie quotidienne, les corps massifs sont déformés. Peu à peu, l’apparence des choses craque pour laisser échapper le cri de douleur, la violence du monde. Et c’est dans une représentation d’une naissance, incroyablement crue, expressionniste, un vrai bain de sang, que Franta semble accoucher de lui-même, arrachement à un monde et naissance d’une expression libre.
Cette liberté d’expression il la conquiert seul. Il ne trouve pas en France une communauté d’artistes tchèques comme à l’époque de l’Ecole de Paris. Il ne se rattache pas à un groupe, à une mouvance car il s’est promis en quittant la Tchécoslovaquie de ne jamais rien faire qui lui soit imposé ou dicté. Et c’est depuis son atelier vençois qu’il regarde le monde, l’interroge et l’exprime librement. Formidablement curieux de tout et de tous, s’intéressant à des formes d’expression parfois très éloignées de ses préoccupations, il avance pourtant seul car sa liberté d’expression picturale il veut la mettre au service de sa conscience, une conscience agissante.

DANS LE TUMULTE DE L’HISTOIRE

La vie de Franta a été marquée par les deux totalitarismes que l’Europe a traversés au XXe siècle, le nazisme et le communisme. Il a connu la guerre, la peur, la séparation, la perte de ses illusions fraternelles, l’exil et la proscription.
Ce fut d’abord l’absence de son père, ancien combattant de la Première guerre qui, dès l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Nazis, voulut poursuivre le combat d’abord en France, à Agde où s’étaient réunis des combattants tchèques, puis en Belgique et, après la débâcle de l’armée française, en Angleterre. Ce père admirable et qu’il fallait salir aux yeux de la Gestapo puis il y eut l’internement pendant deux mois de sa mère à Terezin, ghetto et centre de triage avant la déportation vers les camps de la mort.
Franta a vécu et continue à vivre dans sa chair des déchirements existentiels, des luttes fratricides. Depuis des siècles, trois communautés cohabitaient en Bohême et en Moravie : les Tchèques, les Juifs et les Allemands. A la fin de la Seconde guerre mondiale, les Allemands avaient exterminé les Juifs et les Tchèques avaient expulsé les Allemands. En République tchèque, la plaie de la guerre ne s’est pas cicatrisée ; elle a engendré un autre monde.
L’avènement du communisme fut une nouvelle source de désillusions pour Franta qui, dans sa prime jeunesse, avait partagé cet idéal politique. Pendant deux ans, entre seize et dix-huit ans, membre des jeunesses communistes, désireux de participer à l’effort de reconstruction du pays, il travaille sur des chantiers volontaires (il passe un mois dans les mines d’Ostrava, pose des rails entre Brno et Ostrava). Cet élan se heurte en 1948 à la dictature qu’instaure le Parti Communiste. Et son père qui avait choisi de continuer le combat à l’Ouest pendant la guerre devint suspect aux yeux du régime. Il ne retrouva jamais de travail.
Puis ce fut pour Franta l’expérience si douloureuse de l’exil, du déracinement, de la séparation forcée d’avec sa famille et son pays. 

Artiste engagé, pris dans la tourmente de l’histoire, il va trouver dans la représentation froide et distanciée de la figuration critique des années 60 un outil de sa dénonciation du totalitarisme politique et technologique.
Lorsqu’en 1968 les chars russes écrasent toute tentative de libéralisation du régime de Prague, les intellectuels, et Franta en fait partie avec ses peintures engagées, entrent en résistance. Pendant la période, de 1968 à 1978, qui mêle hyperréalisme froid, expressionnisme et climat irréel de science-fiction, Franta donne une image du totalitarisme, qu’il soit politique avec le communisme soviétique, ou économique et technologique avec la société de consommation capitaliste. Car, comme l’a si bien écrit l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano dans « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », le communisme sacrifie la liberté au productivisme et le capitalisme sacrifie l’égalité au productivisme.
  Dans cette série si étrange, l’homme réduit à l’état de matière humaine, de morceau de barbaque rose bonbon, est incarcéré, intubé, vampirisé ou maintenu en vie par des machines, menacé par des créatures inquiétantes. Si l’allégorie de l’individu face au système totalitaire soviétique est limpide, son analyse de notre rapport à la machine et notamment informationnelle est tout aussi percutante.

A notre époque où la dépendance au monde virtuel et à la matrice des données devient préoccupante, son tableau “En direct” de 1966 qui montre les liens organiques de l’homme avec un poste de télévision, l’hybridation de l’homme et de la machine, ne semble plus du tout excessif. L’oeuvre de Franta est le pendant pictural, tout à fait original et perspicace, des grandes oeuvres de science-fiction cinématographiques : “Soleil vert” de 1973, “Alien » de 1979 et “Matrix” de 1999.

Ce n’est vraiment qu’après 1978, que l’étau de l’histoire tchécoslovaque se desserre définitivement. Et que sa peinture commence à exprimer sa nouvelle nature, son nouveau sentiment de l’existence.
Les années passées dans le Midi de la France, auprès de Jacqueline, la vie de famille, et pour reprendre ses propres mots « la force de la nature et la qualité de l’homme » se sont insinué profondément en lui.
En 1978, Franta peint une deuxième « Naissance » et plus précisément un accouchement : l’enfant vient au monde, arraché au ventre de sa mère. Franta a dit à quel point l’exil a été pour lui un arrachement. En 1978, il semble que cet arrachement ne soit plus vécu comme une perte mais comme une deuxième naissance.
La matière humaine retrouve forme et désir. La grande série de transition vers un langage vitaliste est précisément une série de magnifiques lavis érotiques qui expriment, comme rarement, la force vitale du désir. La violence qui écrasait l’homme se transmue en une force qui dans le mouvement antagoniste de la vie peut être tour à tour déchirement et destruction ou union et genèse.
C’est l’Afrique qui va offrir à Franta le décor de fond pour pouvoir exprimer cette nouvelle nature, comme on l’a écrit « la possibilité d’un nouveau corps », d’une nudité heureuse. Les tableaux africains ont pour titre rencontre, bavardage, confession, messager, échange, groupe, couple, eden, trêve.
Mais c’est un paradis un peu plus loin, un paradis rêvé. Les guerres, les massacres se poursuivent sous le regard des media, jetant de nouveaux réfugiés sur les routes de l’exil ; la misère est au coeur des pays les plus riches. Et Franta continue à peindre les charniers de l’histoire et de l’actualité, la violence du capitalisme avec sa cohorte de laissés pour compte et de déchets.

POUR LA LIBERTE

L’exposition met l’accent sur le caractère engagé et politique de l’oeuvre de Franta, cet appel répété à la libération. Sa figuration expressionniste, polyphonique, s’inscrit dans la tradition de l’humanisme occidental qui place la figure humaine au coeur de la représentation. En s’appuyant sur la grande tradition du nu expressif, il interroge non pas un drame particulier, mais la condition humaine.
Si les sujets sont souvent difficiles, l’exposition n’est pas accablante. Non seulement Franta accepte la confrontation avec l’insoutenable mais il l’affronte. Ce qui en ressort c’est une énergie folle. Franta mène sur la toile la grande bataille pour la liberté. Le combat sans cesse recommencé. J’avais un jour titré un article sur Franta, « la violence qui est la vie même ». Son exposition nous montre que c’est le combat qui est la vie même, l’antagonisme des forces, la violence subie et l’espérance, l’appel à la résistance.

Et cet antagonisme des forces on le retrouve dans sa technique. L’usage de l’encre de Chine s’impose à lui. Puis le séchage rapide de l’acrylique lui permet une construction beaucoup plus spontanée. Le « sang de la peinture » circule sur la toile abolissant désormais les limites du trait et de la couleur. Tout vit et palpite, même le plus sec, le plus mort (crânes, dunes de sable et charniers). La matière est traversée de flux. 

Vue de l’exposition dans l’ancien Manège du Château de Prague

Posts created 1

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut
error: Content is protected !!