L’AICA France s’associe au Réseau documents d’artistes et au journal The Art Newspaper France autour du programme « Point de vue » initié par le Réseau DDA, qui vise à la rédaction et la publication d’un texte critique s’appuyant sur les sites ressources documents d’artistes. Nous publions ici le 3ème texte d’une des quatre lauréates, membre de l’AICA France Marianne Derrien Ce texte est également publié dans le journal The Art Newspaper France et sur le site de Réseau documents d’artistes.
Les Vagabondes ou L’art de la joie1 : Alliances magiques et Terrains de lutte
par Marianne Derrien
Tout est ici vivant et connecté. Avec la « pensée magique », Virginie Barré, Suzanne Husky, Anita Molinero, Elsa Brès s’infiltrent dans des zones que l’on n’aurait pas encore explorées pour observer ce qui n’est pas toujours visible. De la ville à la campagne, du périurbain à la terre agricole, du bitume aux sentiers escarpés, les vagabondes, ce sont leurs œuvres, constamment en quête et en mouvement qui, comme les végétaux, se développent dans les fêlures des murs, dans les craquellements des roches géologiques ou synthétiques. À la croisée des chemins, au bord d’une route imaginaire, la rencontre a lieu.
Une joie transformatrice
Bloquée entre le monde des vivant.e.s et celui des mort.e.s, Odette Spirite, personnage écrit à plusieurs mains et incarné par Virginie Barré, nous embarque dans une odyssée fantomatique tout au long de ce film (presque) muet. Si l’artiste aime travailler à l’abri du monde tout en étant mobile, ses personnages passent de films en films. D’une case à une autre dans ses dessins. Les histoires créent entre elles une continuité pour faire revenir les esprits. Cet univers fantasmagorique apporte une gravité aux corps ou du burlesque à la manière d’une charade, d’un collage. Entre terre et mer bretonnes, son film Rêve géométrique fait voltiger notre regard en une danse picturale comme si l’énergie d’une force la guidait. Puis, arrive Amédée, La cascadeure, personnage féminin qui après un accident, se réveille sur la côte finistérienne et se met en quête de sa propre histoire. Ce récit, imaginé en six épisodes et de façon collective, devient celui d’une émancipation individuelle portée par une forme filmique elle-même émancipée des normes classiques.
Entre aventure, convivialité et apprentissage de la liberté, Suzanne Husky va quant à elle directement à la rencontre de figures spirituelles, activistes comme celle de Starhawk, militante écoféministe américaine et autrice de Rêver l’obscur : femmes, magie et politique, qu’elle filme lors d’un rituel. En parallèle de ce travail d’images, l’artiste exprime des relations de pouvoir, et surtout de contre-pouvoir avec certaines pratiques dites manuelles ou artisanales, comme la céramique et la tapisserie. Cet usage s’explique en grande partie par la réalité socio-économique de production afin d’en faire un outil critique qui infiltre aisément nos imaginaires. Entre San Francisco, terre des contre-cultures de l’Ouest américain et Bazas en Nouvelle Aquitaine où elle réside désormais, Suzanne Husky parcourt de multiples mondes peuplés de voix émancipatrices qui défont les récits officiels ou dominants propres aux mutations écologiques actuelles. Du conte au Manifeste, elle a l’art d’observer, de métamorphoser et de militer pour le vivant ; une manière de tout lier, l’art avec la science, l’amour avec le politique.
Tester la résistance ou prendre le maquis
Si l’histoire politique peut imprégner la matérialité d’un paysage, cette position alternative et engagée semble être au cœur de la pratique d’Anita Molinero et d’Elsa Brès. Pour la première, c’est avant tout la sculpture qui compte, pour sa puissance alchimique et narrative. Au premier abord, elle est ce qu’elle est : une poubelle, des plots de chantier, un pot d’échappement, parmi d’autres objets manufacturés qu’elle récupère. Puis, l’artiste coupe, brûle, lacère et donc sculpte pour voir ce qui résiste et ce qui échoue. Pétroleuse ou zippette ? Pirate, pilleuse ou tueuse ? Il faut que ça crame et que ça chauffe même si le polystyrène s’accroche. Ses œuvres, souvent très sexuées voire grotesques, flambent face à l’arrogance d’un monde industriel qui domine et exploite les corps et les esprits. En figeant littéralement l’énergie, c’est toute une vie moléculaire qui advient du bitume. Pendant plusieurs années à Marseille, cette glaneuse urbaine croise les tragédies collectives, entre miracles et débâcles. Afin de tutoyer les interdits du sale ou du débris, la langue bégaye, ripe, s’amuse, fourche, hacke tout ce plastique qui prend beaucoup trop de place dans nos vies. Sa sculpture plus que vivante s’émancipe du carcan rigide et mortifère de la sculpture monumentale mettant en fusion langage, science fiction et cinéma en un effet spécial garanti.
Pour Elsa Brès, le territoire, c’est le film. Dans un futur proche au coeur d’une forêt cévenole et de ses alentours, elle explore des alliances entre humains et sangliers. En trois parties, trois époques différentes, du milieu du 16e siècle jusqu’au début du 21e siècle, et trois dispositifs, Les Sanglières est une fiction expérimentale dont le procédé d’écriture intègre l’utilisation d’outils d’écologie quantitative, et questionne la privatisation des terres et des communs. De cette alliance relevant autant de l’écologie que des luttes sociales, c’est une famille réelle et fictive qui fabrique petit à petit son mode d’organisation autonome en une assemblée nocturne. L’oeil de la caméra infrarouge se fait géographique voire animal, il piste, creuse, surveille et prépare l’action à venir. Ce voyage dans le temps permet de retrouver des éléments perdus, sans exploitation ni domination. Cette fin d’un monde est le début d’un autre, celle d’une magie qui opère et qui devient ici un instrument créatif de lutte politique.
Si quelque chose doit surgir et éclore, ce sont bien ces êtres humains et non-humains qui dans leur errance fleurissent et sèment le trouble ensemble, créent d’autres parentés ou des zones de résistance et d’autonomie. Ces quatre « faiseuses d’histoires », selon le terme façonnée par Isabelle Stengers et Vinciane Despret, se nourrissent de leurs circulations libres ou contraintes entre plusieurs territoires. Loin des croyances et des folklores prônant le repli sur soi, leur puissance d’agir s’incarneront dans des forces visibles et invisibles. Tant qu’il y aura des étoiles.
Note :
1 Titre d’un livre de Goliarda Sapienza, éd.Le Tripode, 2016
LES ARTISTES
- Virginie Barré Bretagne
- Suzanne Husky Nouvelle-Aquitaine
- Anita Molinero Provence-Alpes-Côte-d’Azur
- Elsa Brès Occitanie