“Ma très chère petite fille, j’ai bien reçu ta lettre et j’espère que tu continueras à m’écrire souvent.” Quand Chantal Akerman se met à lire les courriers de sa mère, les rues de New York défilent depuis déjà trois minutes et quarante-six secondes. La suite est à l’avenant : d’un côté, la grande ville déserte, animée, étrangère, vue de jour, de nuit, de loin, le temps de longs plans fixes ou de lents travellings; de l’autre, la voix-off qui se tait puis reprend la lecture, sur le même ton psalmodique. D’un bout à l’autre du film, aucune lettre, principal objet d’attention, n’apparaît à l’écran, pas plus, du reste, que son expéditrice ou sa destinataire, laquelle lui confie pourtant, quelque part, le premier rôle.
La raison de cette absence est simple : “Une lettre en image, c’est tuer la lettre”, affirme Chantal Akerman dans Lettre d’une cinéaste, farce de huit minutes jouée en 1984 avec Aurore Clément, pour l’émission Cinéma, cinémas. Ne pas montrer la lettre, c’est donc l’épargner. La laisser hors-champ, c’est donc la laisser vivre. Ainsi va-t-elle, cachée mais libre, errant dans la tête de Chantal Akerman qui erre dans Manhattan.
L’histoire de cette correspondance est connue. En novembre 1971, Chantal Akerman, vingt-et-un ans, quitte soudain le domicile familial. Exit Bruxelles et son train-train petit-bourgeois, place à New York, “Babylone” peuplée d’êtres “indéfinis” et indifférents. “Je suis partie sans rien dire à personne, surtout pas à mes parents”, confie-t-elle en 1977 au micro d’Harry Fischbeck dans l’émission Parlons cinéma, à l’occasion de la 30e édition du Festival de Cannes où News from Home est projeté dans la section L’Air du temps. Quand je suis arrivée là-bas, je me suis dit que je devais beaucoup leur écrire pour les rassurer”. De toute évidence, sa mère s’est dit la même chose. Ce qu’elles s’écrivent, en revanche, diffère.
Tandis qu’outre-atlantique, “aux Amériques”, Chantal Akerman se sent capable de “faire n’importe quoi”, à la maison, tout se passe “comme d’habitude”. Sauf que la petite-sœur a la grippe, le père, des kilos en trop, et la mère, des bouffées de chaleur. Ces faits divers, sorte de “banalité affective”, de tendre “remplissage”, sont rapportés avec des mots de tous les jours, ceux de Natalia Akerman, juive d’origine polonaise, revenue de l’enfer des camps avant de mettre Chantal au monde. Depuis, la mère est restée la boussole et la muse de la fille, qui puise dans l’amour “sans réticence” qu’elle lui porte, la force de faire son cinéma, et dans son caractère modeste, ce “côté raffiné des gens qui ont souffert”, la matière brute d’une œuvre viscérale. “Il n’y a rien à dire, disait ma mère, et c’est sur ce rien que je travaille”, rapporte Chantal Akerman, dont le labeur prend fin en 2015, avec No Home Movie, dernier long-métrage et dernier hommage à la mère, à ce lien du sang que la mort ne rompt pas.
Quarante ans plus tôt, dans News from Home, la mère, déjà, ne disait rien de spécial. Dans ses lettres, elle se plaint, s’inquiète, se répète. Les nouvelles qu’elle donne, d’une langueur monotone, se confondent, à force, avec le ronron las et sourd que produit un séjour prolongé entre quatre murs. Ses mots usés n’en restent pas moins des mots d’amour. Et Chantal Akerman les dit comme on fait ses prières, ou comme Jeanne Dielman lit à son fils Sylvain, sur la nappe en toile cirée de la table à manger, la lettre de Tante Fernande du Canada : en sourdine et d’une traite. Parfois, elle parle si bas que les bruits du trafic, du métro, des travaux ou des mouettes, prennent le dessus. Alors, les litanies de la mère se fondent dans le décor sonore, rumeur étouffée par la rumeur de la ville, que la fille apprivoise à distance, en attendant que passe le mal du pays. À propos de ces “bruits concrets”, post synchronisés sur les images mates de Babette Mangolte évoquant tour à tour une carte postale ou les scènes désolées d’Edward Hopper, Akerman parle d’une “marée”. Car ils déferlent en continu, et la certitude de leur arrivée rappelle la constance des lettres, qui rabâchent un “discours mineur”, inaudible et décidément vain. Jusqu’à l’heure du départ : un bateau largue les amarres et dans la brume, Manhattan disparaît comme une civilisation se perd, inexorablement.
Ainsi s’achève New from home, tourné en 1976 en 16 mm, et produit par l’INA pour un budget dérisoire.
En 1986, Chantal Akerman filme une autre relation épistolaire, celle qu’entretient la poétesse américaine Sylvia Plath avec sa mère Aurélia, de ses 18 ans, en 1950, jusqu’à son suicide, en 1963. De leurs échanges, subsiste un recueil, paru en 1975 sous le titre Letters Home, adapté au théâtre par Rose Leiman Goldemberg, puis par Françoise Merle devant la caméra de Chantal Akerman. Delphine Seyrig joue la mère, sa nièce Coralie, la fille, et les rôles s’inversent. Car c’est la mère qui relit les courriers de la fille, des “lettres aux siens”, qui cette fois se voient, s’éparpillent. En 1987, dans les Cahiers du cinéma, Antoine de Baecque notait : “Il y a dans ce film une telle intensité de regard, un tel désir d’échanger des mots qui réconfortent, et aussi une telle volonté de meurtrissure, que les images, que les sons, croisés les uns aux autres, finissent par faire mal.” À sa façon, News from Home blesse aussi.
Virginie Huet.
Histoires d’objets. Restituer, reproduire, reprendre, Palm #3, le magazine en ligne du Jeu de Paume.